A l’initiative de l’association Italiques, qui célébrait son vingtième anniversaire, une trentaine de personnalités franco-italiennes se sont retrouvées les 7 et 8 décembre à l’Institut culturel italien et à la Sorbonne pour dresser l’état des relations entre ces deux pays fondateurs de l’Union européenne très chahutés par deux décennies d’amples mutations. Le rapport privilégié, en miroir, des deux cultures est-il remis en cause par la globalisation déferlante ? Assiste-t-on à une intensification ou à une banalisation des échanges ? À une persistance ou à un recul des stéréotypes ? Quels sont les nouveaux sujets, les nouvelles thématiques, les nouveaux acteurs de la scène franco-italienne ? C’est à ces questions que Jean Musitelli, Conseiller d’État et président de l’association, invitait ses hôtes à répondre lors de huit séances rondement menées.
Sans la culture, le déluge
Walter Veltroni, ancien maire de Rome, a aussitôt donné le ton. « Nous vivons un moment particulièrement inquiétant où jamais le mot culture n’a autant compté. On peut soit reculer, soit avancer » a affirmé cet ancien ministre de la culture italien. Mettant en garde contre la simplification induite par les réseaux numériques, qui favorisent la peur, la réaction émotive, et la délégitimation de l’autre, M. Veltroni préconise le goût du doute et la maîtrise des procédures afin de négocier au mieux ce passage compliqué. Son interlocutrice, Aurélie Filippetti, ex-ministre française de la culture, écrivaine et fille d’ouvriers italiens, a poursuivi en affirmant que « la crise de la démocratie est la crise de la culture, résultat de l’omniprésence de la communication, qui a pris le pas sur l’argumentation à travers le storytelling ». Observation piquante pour l’ancienne ministre qui était aussi en charge de la communication lorsqu’elle était en fonction. Cependant, elle fut l’une des rares à indiquer que des éléments de solutions se trouvaient peut-être dans le monde associatif, qui regroupe en France plus de 13 millions de bénévoles. Pour son interlocuteur, le vrai défi c’est la précarité et l’isolement qui menacent nos prétendues sociétés de communication, où dans les grandes villes, plus d’un foyer sur trois est composé de personnes seules.
La traduction, lingua franca de l’Europe
Rebondissant sur le thème de la communication, Paolo Fabbri, écrivain et ancien directeur de l’Institut culturel italien a insisté sur la différence entre information et formation. Privilégiant cette dernière, il a évoqué les états généraux du multilinguisme et l’importance capitale de la traduction, laquelle semble aujourd’hui constituer la langue commune de l’Europe, sa lingua franca. Contre les grands simplificateurs, Fabbri oppose la pensée du conflit chère à Machiavel afin de rouvrir la discussion sur l’Europe et déchirer le voile de l’opacité qui l’entoure.
Marc Lazar, le grand spécialiste de l’Italie, a rappelé la dissymétrie qui préside aux rapports franco-italiens, en affirmant que le bilatéralisme est bel et bien terminé et qu’il faut désormais concevoir les rapports franco-italiens dans une perspective européenne. Pour illustrer son propos, le professeur de sciences politiques a annoncé un nouvel accord entre son institution et une importante école de la Péninsule. Yves Hersant a lui aussi milité pour remettre la culture au centre du jeu politique. À ce sujet, il cite d’ailleurs le rapport du dernier sommet de la « fritalie », selon le bon mot de l’écrivain Fernando Camon, où la culture était citée d’emblée comme « une vitrine ». Pour dépasser ce cliché, l’auteur nous invite à nous souvenir des « leçons américaines » d’Italo Calvino, où les maîtres-mots sont complexité et multiplicité.
L’Italie 2e industrie européenne
Dans un registre plus factuel, Alain Leroy, ancien ambassadeur français en Italie, rappelle quelques réalités peu connues ; par exemple le fait que l’Italie possède la 2e industrie d’Europe et que la balance commerciale italienne affiche un solde positif de 78 millards d’euros, alors que celle de la France est déficitaire de 60 milliards. Plus de 1300 filiales italiennes sont implantées en France, qui importe 38 milliards € en biens et services. Exception faite des « irritants » que sont la Libye et les immigrants, l’émulation franco-italienne, affirme le diplomate, est plus que jamais nécessaire pour peser sur l’Europe.
Invité à analyser l’impact de la mondialisation sur la culture, Bruno Racine, ancien directeur du centre Pompidou et de la Bibliothèque nationale (BNF), a brossé à grands traits quelques réponses institutionnelles, comme le catalogue mondial, obtenu par la fusion multilingue des catalogues des grandes bibliothèques nationales. Ces éléments positifs doivent toutefois être contrebalancés par les tentations du postcolonialisme, qu’il faut dépasser. Jean Pierre Darnis, maître de conférences à l’Université Nice Sophia-Antipolis s’est penché sur la question de la langue et du modèle italien. Tout en rappelant que l’Italien est la 4e langue la plus étudiée au monde, il a mis en lumière le « Sistema Italia », un savant dosage de haute culture, de commerce et d’éthique. L’exemple le plus probant de ce système : le mouvement « slow food ». Son succès n’est pas étranger aux diasporas italiennes et leurs descendants qui en font leur miel. Mais ce modèle singulier, s’est demandé le panéliste, pourrait-il faire bon ménage avec le modèle français, plus institutionnel ? Vaste question. Alessandro Giacone, ancien élève de l’ENS Ulm et agrégé d’histoire et d’italien, a plutôt insisté sur la mutation des transports qui a raccourci les distances. Tout en déplorant le déclin du français depuis la chute du mur de Berlin, le maître de conférences HDR à l’Université Grenoble Alpes, prône un enseignement réciproque des langues du partenaire. Cette séance s’est conclue par l’analyse du rôle de la presse et des médias avec Michele Canonica, Philippe Ridet et Paolo Romani.
Le lendemain, c’est le débat entre intellectuels français et italiens qui a été au centre des interrogations des panélistes, tels que Frédéric Attal, Jean-Yves Frétigné, Maurizio Serra et Valdo Spini. Puis, ce fut au tour de Renato Berta, de Jean Gili, de Fabio Roversi Monaco, Rossana Rummo, Patrick Talbot et Gennaro Toscano de s’interroger sur la circulation des œuvres et des créateurs, allant du cinéma au théâtre en passant par les arts plastiques.
Pour sa part, Gilles Pécout, recteur de Paris, chancelier des universités, s’est penché sur les échanges universitaires. Il a rappelé la Déclaration de La Sorbonne 1998, la hausse de la mobilité estudiantine, qui profite bien à l’Italie, 4e destination de prédilection pour les étudiants Erasmus, et de la nécessité de professionnaliser les doctorats balisés par le double diplôme, qu’encadrent déjà plus de 4000 accords inter-universitaires.
L’Europe, notre étoile polaire
Il revenait à Enrico Letta, ancien président du conseil des ministres italien de réaffirmer à son tour le fait que toute « discussion franco-italienne doit avoir l’Europe comme étoile polaire », surtout lorsqu’il s’agit de culture et d’éducation. Des mots qui ont fait écho à l’ambitieux discours sur l’Europe tenu quelques semaines plus tôt par le président Macron et dont le politicien transalpin n’a pas manqué de rappeler la pertinence. « Que veut dire connaître l’autre lorsqu’on est très jeune ? Les dictatures se fondent sur l’ignorance », a conclu le président de l’Institut Jacques-Delors.
Abordant plus spécifiquement la question de la langue et de la traduction, Carole Cavallera, traductrice et auteure, a rappelé que toute traduction teste à sa manière le conformisme éditorial. « La traduction doit y résister », dit-elle, « avec les armes comme la lenteur ». Les retraductions sont aussi un indice de bonne santé pour ces deux pays, dont l’appétence pour la culture permet parfois de mettre en lumière des auteurs méconnus, tels que Sapienza Golliarda, de l’autre côté de la frontière. Plus lyrique, Miguel Ángel Cuevas, poète espagnol et traducteur convoque aussitôt le travail sur la langue. Le traducteur doit déconstruire le sens pour le remonter dans une autre langue. Mieux, il doit laisser une place vacante au texte originel dont le fantôme sert au lecteur pour se saisir de la version. Jean-Charles Vegliante, poète et professeur des universités, rappelle que les langues bougent à grande vitesse, qu’elles remuent et communiquent entre elles, aiguillonnées notamment par la publicité, qui utilise toutes les virtualités du mot étranger dans des buts mercantiles, comme le font certaines publicités de lingerie fine via le très suggestif « intimissimi ». Or, dans l’économie du globish, déplore le poète, la confusion est de mise, comme la connivence, et la poésie, qui est nuance, devient inaudible.
Les passeurs hier et aujourd’hui
Si les traducteurs sont des passeurs, que dire des autres ? Fabio Gambaro, directeur de l’Institut culturel italien, en a profité pour décrire les conditions de cette transmission au quotidien. Le succès du festival « Italissimo », soutenu par l’Institut, est un bon exemple. Cette initiative utilise à bon escient le formidable capital de sympathie dont jouissent les Italiens à Paris afin de dépasser les stéréotypes. Tel est bien le rôle de passeur : savoir utiliser les clichés pour « transmettre et contaminer ». En d’autres mots, il s’agit de mettre le public en position de les comprendre pour mieux lui faire découvrir ce qui n’existe pas. C’est l’offre qui organise la demande. Pour cet ancien journaliste, l’Institut ne doit pas être le cercles des expatriés. La construction du public va de pair avec une programmation qui fait une large place au public du pays-hôte et aux questions qui intéressent ses citoyens. C’est pourquoi il entend privilégier l’essai. Pour Jean-Claude Zancarini, animateur de la revue « Le laboratoire italien », les passeurs ont un lien fort avec l’amitié, comme ce fut le cas de Jacqueline Risset, traductrice de Dante et de Bernard Simeone, directeur de la collection italienne auprèsdes éditions Verdier, tous deux disparus récemment.
Dante et Ciao Italia
Le prix Italiques donné alternativement ou à un francophone ou à un italien, a récompensé cette deux Français , l’italianiste Jean-Louis Poirier pour le très bel essai personnel Ne plus ultra, Dante et le dernier voyage d’Ulysse aux éditions Belles Lettres et Ciao Italia, exposition sur l’immigration italienne présentée récemment au Musée national de l’histoire de l’immigration et ayant attiré plus de 100 000 visiteurs, lesquels ont épuisé le tirage de son catalogue. Ses commissaires, Dominique Païni, Stéphane Mourlane et Isabelle Renard, ont donc aussi été récompensés pour leurs efforts. Mais l’expo ne s’arrêtera pas pour autant. Une exposition itinérante est prévue en janvier prochain, ainsi qu’une déclinaison italienne dans les mois qui suivent.
Franco-italiens encore un effort si voulez être … Européens !
Que retenir de cette riche moisson d’analyses développées par les meilleurs observateurs de ces deux pays, fondateurs de l’Union ? La fin du bilatéralisme ? La primauté de l’Europe ? L’importance de l’éducation et de la culture ? Ces mots-clés, qui sont revenus en boucle tout au long de ces sessions roboratives, nous laissent entrevoir en creux une réalité qui, sauf erreur, n’a pas été nommée durant ces débats. Et pour cause : il s’agit de la fin de la modernité de l’État-nation. Ce constat en filigrane nous invite à concevoir d’urgence l’État non plus à l’aulne du seul périmètre de la nation et des droits fondamentaux de ses membres, mais à y associer la culture. Bref, il s’agit de passer de l’État-nation à l’État-culture. Mais comment le faire dans cette Europe qui se cherche encore et dont les membres sont tentés par le repli identitaire ? L’entreprise est imposante certes, mais pas impossible. Il s’agit de retisser la relation complexe et ardente entre culture savante et culture populaire, éducation savante et éducation populaire, dont les mouvements, rappelons-le, ont favorisé il y a plus de 150 ans l’avènement de l’éducation et la citoyenneté nationales. Aujourd’hui, c’est à la citoyenneté européenne qu’il faut donner un contenu, c’est-à-dire restituer sa diversité fondatrice, comme l’avaient fait jadis les fondateurs de ces futures cultures. En leur temps, Dante et Du Bellay ont bravé les réticences de leur pairs, qui débattaient dans la langue savante de leur époque – le latin- pour imposer en l’écrivant leur parler populaire, leur vulgaire. Soyons gré à l’association Italiques et à ses animateurs d’avoir su baliser le chemin. Il reste maintenant à le poursuivre en invitant les gens de bonne volonté à s’y engager. À bon entendeur…
FULVIO CACCIA