Une chose m’a souvent surpris lors de mes voyages en dehors de la France. Quand je rencontre des français à l’étranger, et mon séjour actuel en Syrie ne fait pas exception -bien au contraire, puisque la Syrie est un pays multiconfessionnel- ils ne manquent pas de me poser, et très rapidement, parfois tout de suite après les premières salutations, la question de savoir de quelle religion je suis : « Etes-vous musulman ou chrétien ? » D’abord cela m’embarrassait, tellement la question était inattendue. Depuis peu j’ai décidé de refuser de répondre à cette question, et de demander à mes interlocuteurs quelle sera leur réaction si arrivant en France je posais tout de go cette question aux personnes que je rencontrais.
Je leur dis cela alors que je ne souhaiterais poser cette question à personne, ni en France ni ailleurs.
Pourquoi cela m’énerve ?
En premier, parce que je me sens devenir un objet de classification ethnographique – pour ne pas dire entomologique ; classification, qui plus est, assimile religion et appartenance ethnique ou nationale. Objet de classification, je ne suis plus dans un rapport de connaissance avec l’autre. Autre qui se met à mon égard dans une position de savoir.
Deuxièmement, parce que la question religieuse en France est généralement considérée comme un choix personnel ; Poser la question ici et de la sorte, cela revient surtout à demander à quel groupe religieux « j’appartiens », de par une descendance familiale dont je ne serais pas censé pouvoir me différencier.
Troisièmement, parce que cette question suppose que « je dois avoir une religion », que « je dois être croyant », que « l’on est dans une culture structurée par la religion » et que cette religion et cette croyance ne peuvent être les fruits d’un choix individuel, ni connaître des interprétations différentes !!!
Quatrièmement, parce que cela me rappelle comment la France mandataire sur la Syrie a essayé de diviser le pays en différents états, comment elle a divisé pour régner, prenant pour critère majeur de cette division l’appartenance religieuse ; ce qui a poussé les syriens à se révolter, au premier rang desquels se trouvaient les « minorités religieuses ».
Cinquièmement, parce que cela me fait peur pour la France laïque que j’aime, pour les rapports entre les peuples comme pour ce qu’on appelle désormais « le dialogue des civilisations ».
Comment les Français généralement respectueux de la laïcité en France, du moins dans la sphère publique, en viennent à adopter ce rapport essentialiste à l’autre, et s’éloignent ainsi d’une conception universaliste de l’être humain chère à l’esprit des lumières ?! Devenir soucieux de cette question religieuse à l’étranger est peut-être une façon de se donner des repères, de vouloir être « rationnel », cartésien, d’établir des catégories, face à une étrangeté angoissante ; Mais cette façon de se rassurer est tributaire des prismes culturels et des préjugés que nous transportons avec nous.
Le rapport à l’étranger, à l’autre, est souvent le miroir de nos propres projections. Poser cette question religieuse est inquiétant dans la mesure où il traduit le recul de l’esprit laïque en France même. Poser cette question religieuse montre à quel point les médias et les penseurs d’un retour du religieux ont fait un travail de sape de l’idée laïque en assimilant les civilisations à des essences religieuses plutôt que d’appréhender les rapports dialectiques entre culture et religion.
Ce qui nous amène au sixième point, celui de la « décomplexification » de la pensée, du recul de l’esprit dialectique. Des fois ce sont les mêmes personnes qui en France pourraient tenter d’analyser le monde à l’aide de différents vecteurs de compréhension : économique, sociologique, éducatif, etc. qui, arrivées en pays arabe, ne s’expliquent ce qu’ils ne comprennent pas qu’en termes religieux. Tout ce qui est étranger serait le fait de l’Islam, ou d’une église locale. Au fait c’est quoi l’Islam ? C’est quoi le Christianisme ? Connaissez-vous une religion invariable ? Dont les préceptes n’ont pas été utilisés de façon tantôt tolérante tantôt violente, en fonction des époques, des pouvoirs, et bien d’autres critères sûrement…
Parce que cela me fait peur pour la pensée.
Parce que, encore une fois, l’autre étant le reflet de nos propres projections, cela en dit long sur le recul de la laïcité, de la pensée, sur l’avènement d’une culture obsédée par le fanatisme, dans les pays mêmes où l’on n’arrête pas de nous assener les poncifs de lutte contre le terrorisme et le fanatisme.
Certes, la pratique religieuse est plus visible ici, mais l’ouverture à l’étranger aussi.
Dommage que les guides touristiques ne donnent pas quelques conseils de bonne éducation aux voyageurs, car c’est aussi une forme de manque de savoir-faire social que de poser en Syrie la question religieuse de la sorte.
Aouss Abdel-Daïm