Bernard Hreglich fut un poète singulier qui, malgré la souffrance, la maladie, sut faire triompher les pouvoirs de l’écriture, de la poésie. Il fut surtout un poète discret qui ne chercha jamais à publier très tôt.
C’est en 1977, alors qu’il a trente-quatre ans, que paraît Droit d’absence qui vaut à son auteur le prix Max Jacob. En 1986, il obtient le prix Jean Malrieu avec Maître visage. Déjà sa santé s’est dégradée et la sclérose en plaques dont il est atteint l’immobilise peu à peu. Toutefois l’écriture constitue pour lui son seul recours, son unique moyen de survie. Exigeant, Bernard Hreglich ne cesse de corriger ses poèmes qu’il ne tient pas à livrer à la publication. Il est gravement malade lorsqu’il adresse à Gallimard un manuscrit : Un ciel élémentaire, qui sera publié en 1994 et obtiendra le prix Mallarmé.
Malgré la souffrance, il se décide à préparer un autre livre, ce sera Autant dire jamais qui sortira chez le même éditeur sans que son auteur ait eu la joie de le voir. Bernard Hreglich disparaît en août 1996. Grâce aux soins de son ami François de Boisseuil, les derniers textes écrits en juin 1996, alors qu’il est hospitalisé, seront publiés chez un éditeur-imprimeur à l’enseigne des presses du sergent Fulbert à Cléry près d’Orléans. Plus rien d’autre n’a vu le jour depuis. Dès Droit d’absence s’affirme la maîtrise d’une écriture particulière à l’écart des courants à la mode. En partie composé de poèmes de jeunesse (il avait une vingtaine d’années), ce recueil met en place les premiers fondements de la quête intellectuelle et poétique de Bernard Hreglich. Certes, cette poésie peut déconcerter : l’écriture concrète, élégante s’affirme par le goût pour les alliances insolites, pour les métaphores parfois énigmatiques. Dans ce livre, Bernard Hreglich parle discrètement de lui et du monde, de notre monde sur lequel il n’entretient nulle illusion mais qu’il approuve sans retenue parce qu’il le sait source de poésie, lieu d’enracinement à partir duquel il s’interroge. Ce qu’il souligne, c’est sa volonté de prendre ses distances avec son passé parce que l’instant lui permet de transformer la réalité, de l’adapter au gré de son regard qui se métamorphose par le biais des mots : « au fil des ans je ne prends plus la peine de revoir ce vieux film criblé de taches d’encre qui est mon histoire : toujours la même histoire. »
Ce que contemple Bernard Hreglich lui permet de dresser un tableau dans lequel il souligne la cruauté d’un univers fait par l’homme et dressé contre lui. Aussi est-ce comme un désir de fuite qu’il exprime parfois, comme si dans l’éloignement il échappait à l’inhumanité d’une société dont il est toutefois un des spectateurs curieux : « J’ai un réel besoin de fuite. Toutes ces bouches qui me rongent et ces visages dont la couleur se fige à la première insulte du ciel. »
De même si l’écriture demeure sa seule préoccupation parce qu’elle seule lui permet de conquérir la réalité, de se l’approprier sous une forme différente, il confesse parfois son désir de s’en remettre au silence : « Je dis qu’il faut atteindre le silence comme une halte nécessaire à l’élaboration de toute révolte. » Mais ce livre singulier, comme le seront les suivants, affirme avant tout le plaisir que porte Bernard Hreglich au monde, à la poésie dont il devine qu’elle constitue son unique moyen d’être présent parmi les hommes, de faire voisiner réalité et imaginaire, de les confondre en un même mouvement.
Avec Maître visage est confirmée une poésie tout aussi foisonnante, peut-être aussi déconcertante, qui s’appuie sur la réalité mais ne s’en tient pas là et s’ouvre sur l’irréel, presque visionnaire, faisant alterner goût pour la précision concrète et puissance de l’imagination. Dans cette alternative on note l’attirance de Bernard Hreglich pour les paysages terrestres dont il souligne la beauté accentuée par les mots, par une écriture fluide qui ne cesse de charmer. Pourtant là n’est pas la seule préoccupation du poète qui, dans une seconde partie, célèbre la femme, lumineuse et s’intégrant dans son paysage mental et physique : Troublante avec ta masse aérienne de larmes comme une mémoire dont tu déchires tous les tissus pour mieux dire aujourd’hui des mots qui sont mes fêtes. Je n’ai jamais trouvé en toi que bonne terre.
On ne saurait toutefois terminer cette brève analyse de Maître visage sans remarquer une unité fondamentale, propre à l’ensemble de l’œuvre : celle d’une solitude contrainte, à peine exprimée, en correspondance avec le monde dont Bernard Hreglich ne se sépare jamais et qui constitue la matière de sa poésie.
Dans Un ciel élémentaire, Bernard Hreglich livre sans doute ce qu’il a de meilleur et qui sera suivi par Autant dire jamais. L’écriture se fait plus dense, plus flamboyante dans son lyrisme, le vers ample permet à la pensée, aux images de se dilater, d’affluer à la façon d’un cours d’eau grossi par les pluies d’orage. L’aspect baroque de la poésie de Bernard Hreglich prend toute sa force déroutante et ce qui transparaissait dans ses précédents recueils s’affirme ici plus nettement. Dès les premières pages, le regard porté sur le monde se pose sur la Serbie, la Croatie, alors en guerre, et les événements qui se déroulent sont transformés par les mots, par une poésie qui conjugue fiction et réalité : Complice désormais d’une œuvre ironique, tu frissonnes S’il est question du maître Serbe et du valet Croate Isolés dans leur monologue Et des larmes de Sarajevo.
La vision d’un monde cruel qui était soulignée précédemment est confirmée ici d’une façon plus forte. La critique de notre époque, les sarcasmes qui lui sont adressés ne cessent d’abonder : la propension à la rapine, à la violence sont dénoncées avec vigueur sans que l’écriture ne perde de son élégance, de sa hauteur. Elle est l’instrument qui permet au poète de se livrer à ce travail de dénonciation : Trop de ladres scindent le monde qui surveillent les graphiques
D’un siècle aux épisodes carnassiers dont nous savons Qu’il désappointe les bergers, les Bochimans, les Tsiganes Avant de donner le sein aux corporations triviales. Néanmoins cette appréhension du monde n’empêche pas Bernard Hreglich de faire allusion à son destin personnel, d’affirmer pudiquement ses souffrances à peine voilées par une expression privilégiant l’inattendu, la singularité. La lassitude, la solitude transparaissent au hasard des poèmes qui sont comme autant d’histoires confiées au lecteur. Dès lors abondent de nombreux tableaux qui mettent en scène la femme sur laquelle le regard de Bernard Hreglich se pose, lucide et cruel. Il dénonce cette fois son insensibilité, sa perfidie : autant qu’il déclare son amour pour elle. Ces revendications, ces constantes reviennent régulièrement, constituant un thème obsédant. Cependant ce qui l’emporte dans ces poèmes c’est la foi entretenue dans l’écriture, puissance suprême, alors que le poète se méfie d’elle et souligne de nouveau la tentation que lui offre le silence
« On laisse dans l’écriture venir fleuves et chimères Et bientôt des formes oblongues ne se nommant pas ; On perçoit dans la parole des sonorités arbitraires qui persécutent »
Le sens, qui durcissent le régime d’une langue inaccessible A l’espèce la plus commune qui trouble les desseins Par corruption des cadences et glissements sémantiques Jusqu’au jour où le plus simple est de parler avec ses mains.
Avec ce livre, Bernard Hreglich s’efforce, dans une tentative irréalisable, de saigner à blanc la réalité pour lui en substituer une autre, au moyens des mots passés au crible, sans cesse malaxés comme il en serait de couleurs broyées sur la palette. D’Un ciel élémentaire, Charles Dobzynski a dit dans Europe : » Toute l’ambition, tout le bonheur d’écriture de Bernard Hreglich tiennent peut-être à cela : le choix, contre l’usage, d’une langue rebelle qu’il porte jusqu’au bout de son dessin, de sa combustion. » C’est bien par la poésie que brûlait Bernard Hreglich et elle l’a porté jusqu’au terme de son existence, une poésie qui s’est poursuivie avec Autant dire jamais et d’autres textes inédits, témoignages d’une vie dévastée par la souffrance et sublimée par le regard qu’il portait sur un monde dont il ne s’était jamais retranché. Autant dire jamais prolonge le recueil précédent en ce sens que l’on remarque la même élégance de style, un foisonnement semblable, mais le ton se fait plus poignant, la souffrance est masquée, même si l’on perçoit au travers des mots poindre la douleur. Le même regard ironique et critique est porté sur notre société à laquelle le poète ne fait pas grâce et qui avive son désir de fuite, son souhait de retrouver un passé baroque :
« Face à tant de prosaïsme je voudrais me réfugier Dans un plafond idéal, peuplé de charmes, de déesses Selon les goûts du siècle seize. »
D’ailleurs cette époque si tiède n’en est pas moins cruelle et Bernard Hreglich rappelle plus fortement la présence de la guerre en Bosnie, se souvenant que ses ancêtres étaient originaires de cette partie de l’Europe : « Mes anciens furent des aventuriers, des naufrageurs, des reîtres, D’impénitents rapaces. Des Slaves ayant franchi les Colonnes D’Hercule sans grands soucis. Ce que chacun ignore. »
Mais les rappels d’une origine étrangère ne permettent pas de ne pas prêter attention au poète, à ce qu’il évoque de lui-même. L’écriture exubérante n’occulte pas les fragments de son existence qu’il livre au lecteur, transformés par les mots, par le regard qu’il promène sur lui et tout autour de lui :
« Douleur qui vient, sombres secrets, œuvres de pierres ; Avant le deuil il y avait mille collines et des enfants Pour chasser ce vieux chagrin ».
C’est alors que survient la tentation de regarder précisément autour de soi, de s’intéresser au monde de l’enfance qui, comme celui de la poésie, est source d’espoir. Car même si la solitude, la souffrance sont le lot quotidien de Bernard Hreglich, il n’en demeure pas moins qu’il ne manifestera pas la moindre amertume envers ce monde. Aussi l’émerveillement chasse-t-il la douleur, au même titre que la poésie exaltant la flamme qui l’anime avec une vigueur sans pareille. On constate ainsi dans cette œuvre un perpétuel balancement entre les forces maléfiques que véhicule notre société et les autres, plus stimulantes, celles de l’enfance, de l’espoir, de la tendresse, du langage exalté par un poète au verbe somptueux.
Dans Proses, recueil posthume, pour la première fois Bernard Hreglich recourt au poème en prose avec la même expression élégante dans sa perfection. La manifestation de la souffrance, l’approche de la mort sont traduites dans ces textes alors qu’il se fond dans l’écriture devenue pour lui un autre corps. Il n’élude plus l’absence proche et trouve pour l’exprimer des formules lapidaires percutantes : » Je n’ai pas désigné celle qui vient, porteuse de cendre et de poudre. »
Aussi l’avenir représente-t-il pour lui ce point invisible vers lequel il se dirige, conduit par une main inconnue. Il semble alors se détacher du monde, tout en affirmant avec force son insoumission et en clamant sa confiance dans le livre, témoin des civilisations passées : » Je n’ai dans ma sauvagerie rien perdu de ces manières frivoles qui circulent de siècles en siècles entre les feuilles d’un volume déchiré. » Jusqu’au bout Bernard Hreglich se maintiendra à la hauteur de la poésie dont on peut affirmer qu’elle aura été pour lui un instrument essentiel pour interroger le monde, le découvrir dans sa beauté magnifiée par le regard et le désir toujours en éveil d’en révéler les infinies possibilités.
Cette œuvre, si mince soit-elle, aura marqué fortement la poésie française de ces dernières décennies. La critique, les lecteurs l’ont reconnu à juste titre. Il serait bon qu’on en prenne de nouveau connaissance avec un esprit de curiosité, celui qu’eut toujours Bernard Hreglich envers les autres. On découvrira, par le biais d’une écriture exigeante qui fut toujours la sienne, une poésie lyrique d’une richesse infinie. Comme tout poète authentique Bernard Hreglich eut pour projet d’appréhender le monde, de le transcrire pour lui accorder toute sa singularité. Ce poète souffrant dans son corps nous donne une leçon d’humanité, de courage, délivre un message d’espoir par le biais d’un regard toujours en attente de surprises. Ses découvertes exprimées au long de ses livres sont aussi les nôtres.
Ce texte à été initialement publié dans la revue « Aujourd’hui Poème » en juin 2004.