L’immigration italienne vu par un historien
1er octobre 2010
Il n’est guère aisé de faire connaître et reconnaître comme bien commun l’« empreinte visible » de celles et ceux qui, originaires du proche ou du lointain ailleurs, se sont fondus dans le « creuset français » . Pourtant ce patrimoine de l’immigration, ou plutôt les migrations , concerne non seulement les différentes populations immigrées et leurs descendants, mais également l’ensemble de la société française. Cet article est paru initialement dans Ecarts d’Identité, n°114, juin 2009.
Nous proposons donc ici une découverte de quelques objets patrimoniaux renvoyant, mais ce de manière non exclusive, au parcours migratoire des Transalpins et tout particulièrement à celui des ouvriers forestiers de Lombardie et du Veneto qui rejoignaient aux beaux jours les massifs montagneux français dans les premières décennies du XXe siècle. Ce faisant nous aborderons sommairement les conditions du départ, le franchissement de la frontière, ainsi que les modalités d’inscription dans la région d’adoption. Notons enfin que ce patrimoine nous renseigne sur les dispositifs institutionnels d’encadrement des migrations internationales qui se concrétisent dans la diversité des lieux de passage, d’accueil, de contrôle, sans oublier les lieux de rassemblement, voire d’enfermement qui, la plupart du temps, sont devenus autant de « non lieux de mémoire » .
En partance pour la France
Au moment du départ, le bûcheron bergamasque se fait bénir au sanctuaire de Cornabusa dominant la vallée Imagna. Il remplit alors sa poche d’un peu de terre prélevée sur place afin qu’elle le protège durant son périple. Le porche de cette grotte sainte est recouvert d’ex-voto parmi lesquels figurent des témoignages de reconnaissance à la Madone provenant d’immigrés miraculeusement guéris d’un accident à l’étranger. Ceci pourrait donc signifier que, même à distance, l’attachement symbolique à ce haut lieu de l’émigration perdure . Durant le voyage les migrants sont encadrés moralement par différentes institutions et œuvres de bienfaisance italiennes. Parmi celles-ci figure la Société Dante Alighieri qui joue un rôle essentiel pour maintenir vivaces les liens entre la mère-patrie et les noyaux de population disséminés à travers le monde. Répondant à cette mission, la section de San Pellegrino (val Brembana) édite ainsi en 1911 un Vademecum dell’Emigrante, comprenant divers conseils pratiques pour bien vivre son séjour à l’étranger.
Patrimoine des migrations en pays frontalier
A l’aube du XXe siècle, les voyageurs se déplacent dans un monde découpé en territoires strictement délimités par des frontières et soumis aux lois d’un Etat national souverain. Le sommet du Chaberton dominant le Montgenèvre -arasé par les Italiens entre 1900 et 1914 afin d’y installer des fortifications- est emblématique de cette frontière entre états-nations, matérialisée par des bornes, barbelés et autres guérites. Celle-ci témoigne bel et bien du gel politique d’espaces parcourus de longue date par les populations riveraines du Piémont, du Briançonnais et de la Maurienne. Le fonctionnement concret des postes frontières du Mont Cenis et du petit Saint Bernard est ainsi décrit en juin 1932 par un officier de gendarmerie : « deux casernements ont été spécialement construits pour loger trois militaires… le contrôle au point de passage des routes nationales n° 90 et n°6, aux cols du petit Saint Bernard et du Mont Cenis est effectué en permanence de jour par un planton ; par intermittence de nuit par des patrouilles circulant en tout temps dans la zone qui est attribuée à chaque poste. Pendant la nuit il passerait très peu de voyageurs étrangers aux cols frontières qui sont d’ailleurs fermés du côté italien et par une chaîne au Mont Cenis côté français » . Depuis la mise en place de l’espace Schengen, on peut apercevoir ces édifices abandonnés .
« Modane, stazione di Modane ! »
Le percement du tunnel ferroviaire du Fréjus, inauguré en 1871, sonne le glas de la prééminence de la route du Mont Cenis, pour le trafic régulier. Le chemin de fer transporte dorénavant la majorité des migrants italiens en partance pour les chantiers agricoles et forestiers ou les bassins industriels français, mais aussi pour l’Amérique, via les ports de Bordeaux et du Havre . La gare internationale de Modane héberge d’un côté les bureaux français du PLM et de l’autre ceux des chemins de fer et des administrations italiennes : douanes, postes, police, vétérinaire. Alentour est aménagé un quartier d’affaires dans lequel fleurissent des commerces franco-italiens, des banques et des hôtels. La ville connaîtra pendant de longues décennies une incessante circulation de marchandises organisée par les transitaires en douane français ou italiens : riz, tissus, fromages, dentelles, volailles venant d’Italie et ferrailles, sable, ciment issus du territoire français.
Les centres de recrutement de l’Office National d’Immigration
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les autorités françaises ont recours à une immigration massive pour les nécessités de la reconstruction. L’Office National d’Immigration, créé en novembre 1945, encadre désormais minutieusement l’arrivée en France des travailleurs sélectionnés. Le demandeur d’emploi se rend préalablement au bureau de la main d’oeuvre de sa ville. Il est ensuite convoqué au centre de l’ONI de Turin ou de Milan, pour y subir un contrôle d’identité et une visite médicale . A l’issu de ces formalités, on lui remet un billet de train à destination de Modane. A proximité de la gare on aperçoit un vaste bâtiment, aujourd’hui abandonné : les bureaux de l’ONI, composés notamment d’un cabinet médical, d’un service d’intendance et d’un petit réfectoire. A. D., étudiant modanais, y a travaillé, entre 1960 et 1962, à la fin de l’été : « des convois de 400 à 500 personnes en partance pour les champs de betteraves du Nord ou pour les vendanges dans le midi arrivaient plusieurs fois par jour. La plupart étaient des Calabrais et Siciliens, originaires des mêmes villages, rassemblés sous la responsabilité d’un convoyeur de la même région. Ils avaient chacun une carte de travail que l’on complétait en leur donnant l’adresse de leur lieu d’affectation. On travaillait en équipe avec la SNCF qui délivrait les titres de transport, la douane et la police qui vérifiaient les identités. On leur fournissait également le repas. Lorsqu’ils arrivaient on entendait toutes sortes de sonorités et de dialectes. Ce n’était pas notre italien scolaire qui pouvait nous dépanner. » Les migrants sans contrat de travail sont transférés au centre de placement de Montmélian où ils peuvent répondre aux sollicitations des entreprises françaises. D’aucuns se souviennent d’un accueil plutôt spartiate : « nous sommes parqués entre hommes dans une caserne désaffectée. On est une soixantaine, originaires de toute l’Italie. On subit une visite médicale sévère et nos affaires sont désinfectées. Seule consigne : il faut attendre ici que les patrons viennent vous chercher. On n’a aucune info sur le métier qu’on va exercer. On attend trois ou quatre jours avant qu’un employeur se manifeste. » (A. B. ouvrier, Pont-en-Royans) Ce passage obligé par les centres de recrutement est vécu par les personnes en migration comme une épreuve humiliante, offrant un curieux contraste avec la propagande des Actualités françaises du 5 décembre 1946 : « Par les sentiers de la montagne enneigée, ils étaient nombreux les Italiens qui abandonnaient leur pays pour aller chercher en France à la fois du travail et leur pain de chaque jour. Parallèlement à l’immigration organisée les clandestins se présentaient à la frontière en si grand nombre qu’un centre d’accueil avait du être créé à Montmélian. Là l’immigrant trouvait, pour le préserver des louches combinaisons d’embauche, un office qui se chargeait de répartir les travailleurs. Heureuse initiative qui assurait à l’immigrant, comme à son employeur, une plus exacte sécurité. Le centre de Montmélian a maintenant vécu. Un nouveau projet d’accord est intervenu, entre les gouvernements italiens et français, qui permettra à 200 000 travailleurs italiens de se rendre en France. Mais Montmélian aura été, dans une période brumeuse, le geste fraternel d’un grand pays à l’égard de ceux que la misère des temps condamne à chercher leur pain dans l’exil » . Concernant le fonctionnement de cet établissement l’information à notre disposition est plutôt maigre. Ceci nous rappelle que les systèmes de gestion des populations migrantes n’ont la plupart du temps laissé aucune trace morphologique dans l’espace… et guère plus dans la mémoire collective . Des migrants clandestins à travers la montagne Les conditions du déplacement varient énormément selon le statut du migrant. Ceux qui ont un contrat de travail voyagent avec une relative sécurité par la voie ferroviaire. En revanche, nombre de saisonniers, que désespère la lenteur des formalités administratives, quittent les convois de train à Suza ou Bardonecchia pour franchir clandestinement la frontière. Pour parvenir à leurs fins tous les moyens sont bons : grimper à la sauvette sur un train de marchandise, ou traverser le tunnel du Fréjus à pied en suivant la voix ferrée sur une distance d’environ 12 km. Ceux qui franchissent les cols alpins se fient à leur instinct, mettent à profit les conseils de leurs prédécesseurs ou encore confient leur sort à des passeurs peu scrupuleux . Sur ce chemin semé d’embûches il n’est pas rare de croiser des patrouilles de gardes-frontières : « -Halte ! Où allez vous ?- On se promène en montagne… -Par ce temps et avec ces chaussures ? Ne racontez pas d’histoires, vous passez en France ! –Oui, pour travailler et nourrir la famille. -On vous a compris, bon passez, il faudra aller à Modane faire le visa de passage et après à Montmélian pour la visite médicale ». Ils promettent, les gendarmes les mettent sur le bon chemin . Le sauf conduit obtenu, ils prennent le train jusqu’à la gare de Rive : « On n’est pas allé à Montmélian, car il aurait fallu produire un contrat d’embauche. Ce sera pour plus tard » .
Le bûcheron italien et la diffusion d’un patrimoine technique
Les travailleurs transalpins sont spécialisés de longue date dans l’exploitation des forêts de montagne. Ces « hommes du bois » ont en effet beaucoup appris aux gens du pays dans l’art de l’abattage et surtout de l’extraction des arbres dans les fortes pentes. On leur attribue notamment l’introduction de la rise, sorte de toboggan fait de grumes destiné à faciliter le glissage des fûts d’épicéas, le câble quatre fils mû par la pesanteur ainsi que le sapi, un levier qui facilite la manutention des billes de bois . Les équipes de bûcherons exportent divers autres outils fabriqués dans les nombreuses taillanderies de la province de Bergame. Ces petites entreprises familiales, spécialisées dans la fabrication de haches et autres serpes de qualité, ont acquis depuis une solide réputation internationale, puisqu’elles exportent encore de nos jours à Lucerne (Suisse) et Pontarlier (Doubs). Le bon bûcheron est un ouvrier complet capable d’abattre les arbres marqués, de les écorcer, d’orienter la vidange, et d’amener les pièces de bois « à port de câble ». Dresser et cuire une meule de charbon de bois nécessite également un solide bagage technique. Son architecture varie suivant les contraintes du milieu et la qualité des produits que l’on veut obtenir. Elle s’inspire néanmoins d’un principe commun qui consiste à isoler le bois de l’air atmosphérique par un revêtement étanche, à l’intérieur duquel on favorise le tirage, par un jeu d’évents ouverts dans la paroi. Les gaz chauds dégagés circulent dans les interstices entre les bois empilés et portent ceux-ci à une température suffisamment élevée pour provoquer la carbonisation. Le charbonnier sait lire la fumée et possède la maîtrise de ce foyer. Ces exemples montrent que la prise en considération de l’intelligence technique des ouvriers forestiers italiens permet de tordre le cou à certains topoï dépréciatifs qui présentent habituellement le migrant comme un misérable, disposant de sa seule « force de travail ».
Patrimoine culturel et spirituel des Italiens de France
Concernant la diffusion par les migrants de certains traits de la culture et des pratiques religieuses italiennes, on pourrait d’abord évoquer les fêtes votives ou patronales comme celle de la Saint-Antoine de Padoue, extrêmement importante pour les habitants du haut Veneto, qui se trouve transposée et réinterprétée en Dauphiné du fait de la situation d’expatriation vécue par la population native de Solagna installée en Vercors . Pour ce qui est de l’alimentation, il semble bien que ce soit les bûcherons qui ont transmis certaines pratiques de cueillette -notamment les asperges sauvages – et popularisé la polenta dans toutes les Alpes françaises . Ce serait également le cas des ravioles, si l’on en croit certains fabricants : « des bûcherons Piémontais (sic) venus chercher du travail comme charbonniers, en Royans au pied du Vercors, qui, privés de leur nourriture habituelle, les raviolis, auraient remplacé une farce à base de viande par une farce à base de fromage, de persil et de feuille de raves ». Notons toutefois que l’origine italienne de la raviole n’a pas été démontrée . Plus sûrement, certains autres traits de la culture italienne, notamment la pratique du chant polyphonique, de la mandoline et surtout de l’accordéon -devenu l’instrument emblématique des musiques populaires françaises – ont donné lieu a des formes de rencontres entre immigrés et autochtones. Les habitants des Coulmes dans le Vercors se souviennent avec émotion des repas de fête animés à l’accordéon par un charbonnier du Veneto, M. Benacchio, dans les années 1950.
Le café : lieu de rencontre des immigrés
Le café, avec ses murs couverts de gravures des Dolomites, d’images dédicacées des footballeurs du Calcio ou de l’équipe « nationale-locale », est en quelque sorte un lieu suspendu entre l’Italie et la France : les immigrés s’y rassemblent, spontanément ou dans le cadre associatif, pour parler, en italien, du pays, des parents ou amis qu’ils y ont laissés, de leur travail ou de politique. C’est aussi le lieu où ils peuvent trouver des offres d’embauche. Vers 1950, à Saint Marcellin, les entrepreneurs forestiers recrutent au printemps dans les bistrots leurs équipes de bûcherons : « Si tu viens travailler chez moi je vais te donner une bonne coupe avec un prix meilleur, pas trop de pente et de l’eau pas loin… » (S. M. exploitant forestier) Dans ces bars on jouait fréquemment à la morra, un jeu spectaculaire, dans lequel deux joueurs se montrent simultanément un certain nombre de doigts, tout en annonçant la somme présumée de doigts levés. Le gagnant est celui qui a deviné ce nombre. Le café est certes un lieu de retrouvailles entre natifs des mêmes petites patries italiennes -la chaîne migratoire conduit des familles d’une même zone géographique à s’installer dans un même lieu en France- mais c’est aussi un lieu d’échange, où ceux-ci côtoient des Français issus des mêmes classes sociales. Le bar a donc son importance dans le maintien de certaines traditions ainsi que dans la découverte de la culture de l’autre. De cet échange peuvent naître de nouvelles solidarités sur le plan politique ou syndical .
Vers une reconnaissance publique des patrimoines de l’immigration ? La reconnaissance publique des patrimoines de l’immigration s’opère dans les expositions des musées de pays consacrées désormais aux « citoyens venus d’ailleurs ». Elle se produit dans un registre très différent, lors de soirées festives « à l’italienne », lesquelles ne sont pas toujours exemptes d’ambiguïté dans la mise en scène stéréotypée du Transalpin en chanteur de charme ; l’exotisme étant une des figures les plus fortes de cet imaginaire de l’altérité que suscite l’immigration . Il convient également de souligner le rôle non négligeable de la création cinématographique, radiophonique ou théâtrale dans cette prise en considération de la présence des immigrés dans la société . Un parcours sur les traces de l’immigration italienne a même été réalisé à l’occasion des Journées du patrimoine dans le cœur de Modane en septembre 2009. Au cours de cette déambulation, la parole a circulé spontanément entre les animateurs et le public venu de toute la Maurienne, parmi lequel se trouvaient des ouvriers immigrés, des cheminots et des douaniers à la retraite. L’exposé didactique d’un historien devant le bâtiment même de l’ONI, a notamment pu être complété par le témoignage des anciens salariés du centre, évoquant avec force détail l’accueil des italiens entre 1947 et 1969. Enfin, des réalisations collectives, comme l’édification dans le Vercors d’une charbonnière « à la bergamasque » (ce qui ne va pas sans susciter du débat avec les Vénètes et Frioulans , à propos de la meilleure technique de carbonisation) favorisent cette patrimonialisation à visage humain. Cette fête de la charbonnière, au cours de laquelle les anciens professionnels transmettent les secrets du métier aux plus jeunes, se situe à mi-chemin entre tradition et invention. Mener à son terme une telle expérience implique d’accepter de se rencontrer, puis de collaborer entre anciennement installés et nouveaux venus. Tout se passe comme si la charbonnière devenait, pour quelque temps, la place du village en pleine nature. C’est donc bien de « vivre ensemble » qu’il est ici question, puisque l’on y entend la voix discrète des représentants de populations immigrées généralement silencieuses .
Hauser .C. la population italienne dans les vallées intra-alpines de savoie 1860-1939 these paris 1978 , archives departemantales Savoie
Palluel-guillard , Les italiens dans le département de la Savoie , actes XXX congrés societes savantes , 1985 , Savoie identité influences , bourget du lac ADS