Pascale Casanova est décédée le 29 septembre 2018. Elle fut l’une de nos meilleures critiques littéraires car elle avait saisi, dans la foulée d’un Pierre Bourdieu dont elle fut la disciple, toute l’importance du pluralisme culturel au sein des littératures nationales. Nous l’avions interviewée en 2002. Revoici son entretien en hommage. La pertinence de son analyse est plus que jamais d’actualité.
Le naturalisme règne en maître dans tous les espaces littéraires. Parce qu’il est la seule technique littéraire qui donne l’illusion de la coïncidence entre la chose écrite et le réel, le naturalisme est l’esthétique littéraire la plus inféodée autant aux lois commerciales du marché éditorial qu’aux lois de la politique. Existe-t-il une alternative ? Comment en sortir ? Où se trouve la ligne de fracture ? Nous avons posé ces questions à Pascale Casanova. Chercheuse (Centre de recherche sur la philosophie des activités artistiques. Paris 1), critique littéraire, productrice d’un programme littéraire sur France Culture, elle est notamment l’auteur de « La République mondiale des lettres » publiée aux éditions du Seuil. Entretien initialement publié le 30 décembre 2002
Dans un article récent, vous affirmiez que la World Fiction était au cœur du processus de la mondialisation. Pourrait-on inférer que le post-naturalisme en serait sa face cachée, son idéologie ?
Il y a plusieurs types de World Fiction. C’est un mot que j’ai emprunté aux éditeurs anglo-saxons qui, eux, s’en servent pour désigner la littérature du voyage, de l’ouverture au monde, par opposition au prétendu narcissisme psychologique en littérature. Moi,je l’ai utilisé pour décrire l’avènement d’une littérature internationale qui mime les acquis des littératures autonomes mais qui est en fait un pur artefact inventé par les éditeurs. Je me suis particulièrement intéressée à cette internationale post-sémiologique, produite par des universitaires pour des universitaires qu’on appelle aussi les campus novels. Umberto Eco en est le prototype avec David Lodge, Milorad Pavic (l’auteur du Dictionnaire Khazar) et quelques autres. Ils ont importé dans le roman de façon consciente et délibérée les techniques littéraires que la critique sémiologique leur avait permis de décrire et de décrypter. Du même coup, faisant double profit, ils ont fait valoir leur légitimité académique pour asseoir leur réputation de romancier. Ces romans s’adressent au grand public cultivé des pays occidentaux, et font croire, grâce aux nombreuses citations latines et aux effets d’érudition facile, qu’ils donnent accès non seulement au plaisir de la lecture romanesque mais aussi à la « grande » culture universelle. Comme dans le cas de la production hollywoodienne, les traits nationaux sont soigneusement gommés dans cette littérature de campus qui a les apparences de la subversion et de la nouveauté mais qui est en fait profondément conformiste.
Qu’en est-il aujourd’hui ?
aujourd’hui, la loi du plus petit commun dénominateur s’est généralisée. Le phénomène Harry Potter est intéressant à cet égard parce qu’il abaisse de façon effrayante la moyenne d’âge du lectorat « mondialisé ». Tout le monde peut lire Harry Potter. C’est en partie pourquoi on vit une régression en matière esthétique : le goût moyen mondial toléré aujourd’hui c’est le néo-naturalisme. On me dit souvent que mon livre est une réflexion sur la mondialisation littéraire ; bien au contraire c’est une réflexion sur ce qui n’est pas la mondialisation, sur les façons de lutter contre les lois de plus en plus envahissantes et contraignantes du marche. Il décrit par exemple le processus historique de l’autonomisation des littératures nationales. La mondialisation met gravement en danger tous les acquis d’un espace littéraire international qui a forgé ses propres lois de fonctionnement durant quatre sicles. Depuis le XVIe siècle, c’est contre la loi et la dépendance politiques que les écrivains, les éditeurs, les traducteurs et les critiques ont dû batailler. Aujourd’hui, on est passé de la dépendance politique à la dépendance économique. Et c’est précisément cette nouvelle forme de dépendance (nouvelle au moins dans le caractère quasi international de ce qui est devenu une véritable emprise) qui met gravement en danger quatre siècles de luttes pour l’autonomie littéraire.
Croyez-vous que ce modèle fasse système ; c’est à dire qu’il s’impose comme la règle absolue tendant à verrouiller la circulation des autres textes : hors du post-naturalisme point de salut ?
Cela peut-être une façon de ne faire circuler qu’une littérature conformiste profondément régressive. Le néo-naturalisme est une sorte d’évidence esthétique et littéraire pour la majorité des lecteurs qui n’imaginent même pas, si grande est la puissance de ce modèle, qu’un autre type d’écriture soit possible, ni même que la littérature « moderne », c’est-à-dire celle qui s’écrit véritablement aujourd’hui par les écrivains d’avant-garde dans le monde entier, ait totalement abandonne ce modèle. Il est aujourd’hui autant périmé que, disons, dans le domaine de la peinture, l’impressionnisme !
Une des raisons qui m’ont fait écrire ce livre c’est que j’ai voulu, au terme de cette description de la République mondiale des Lettres, faire connaître quelques uns des plus grands écrivains internationaux, ceux que j’appelle les « grands Hérétiques » et qui, même s’ils restent tout à fait inconnus des amateurs de best-sellers mondiaux, sont ceux qui font la véritable littérature d’aujourd’hui, ceux qui poursuivent, quelquefois seuls dans leur mansarde, la grande tradition de l’autonomie littéraire. Il s’agissait pour moi, entre autres choses, de donner aux grands écrivains nationaux (notamment les Africains) qui, éloignés des centres littéraires, ont un accès difficile à la traduction et à l’édition internationale, une chance de se faire reconnaître. Plus ils sont indépendants, plus ils sont éloignés des critères esthétiques ordinaires, moins ils ont de chances de circuler mondialement.
Par ce biais, n’assiste-t-on pas à la dilapidation de ce capital symbolique amassé depuis quatre siècles ?
Tout à fait. Pour faire comprendre comment la littérature la plus exigeante et la plus opposée aux normes commerciales en vigueur peut (ou pourrait) survivre, on peut employer la métaphore de ce que les biologistes appellent un « système écologique ». Il y a des conditions « écologiques » très rares, très fragiles, qui sont nécessaires pour permettre l’éclosion d’une littérature autonome : des poètes d’avant-garde, des lecteurs curieux et cultivés, un réseau de librairies indépendantes, des libraires militants et compétents, un système éducatif produisant des lecteurs exigeants, des bibliothèques, des éditeurs eux aussi indépendants, etc. (toutes conditions qui, on le voit avec l’affaire Hachette et son prochain quasi monopole sur l’édition et la diffusion des livres en France, vont devenir de plus en plus improbables. Dès lors que l’un des maillons de cette chaîne dans l’écosystème s’effondre ou disparaît, tout est remis en cause, la totalité du système est mis en danger. Pour qu’un poète afghan ait quelque chance d’être publié ici en France, puisse être lu, dans « Le Monde », être consacré d’une façon ou d’une autre, il faut toute une série de micro et macro conditions qui, aujourd’hui, tendent à disparaître ou, au moins, à se diluer dans la grande foire commerciale où tout est confondu.
Quelle serait aujourd’hui, selon vous, la place de Paris dans l’espace littéraire mondial ?
Je pense, contrairement à beaucoup de Parisiens qui méconnaissent aujourd’hui l’histoire spécifique que Paris pourrait continuer à être un centre de consécration unique des littératures et des écrivains dominés. Ce pourrait être ce que j’appelle un combat de politique spécifique, c’est-à-dire de politique littéraire (ou inséparablement littéraire et politique). Il y a, autrement dit, un combat spécifique à mener pour préserver les conditions de vie, de survie de la littérature la plus autonome. Défendre Paris de ce point de vue n’est pas un acte de chauvinisme, bien au contraire, c’est défendre un universalisme, un cosmopolitisme qui pour des raisons historiques tris bizarres (et trop longues à expliquer ici) s’est concentré dans cette ville et en a fait une capitale internationale de la littérature. Or les Parisiens aujourd’hui l’ont oublié. Il faut dire que le parisianisme avec son cirque médiatique (la corruption des prix littéraires, leur attribution aux romans les plus nuls, les débats stériles sur Houellebecq ou Angot…) n’arrangent pas les choses Il ne s’agit pas du tout d’opposer la France aux Etats-Unis. Bien au contraire : on sait que Paris est un détour nécessaire pour tous les écrivains américains d’avant-garde, qu’il s’agisse du premier Paul Auster, de grands poètes comme Michael Palmer, ou, dans le domaine du cinéma, de Woody Allen. Il s’agit de lutter pour préserver l’existence des formes de littérature (ou d’art de façon générale) les plus improbables, c’est-à-dire les plus importantes.
Alors que faire ? Quels moyens mettre en œuvre ?
C’est très difficile. La question de savoir si Paris est toujours Paris face à la compétition de New York ou de Londres est devenu la tarte à la crème des dîners en ville littéraires. Or la totalité de l’édifice littéraire repose sur la croyance. Si, en théorie et en pratique, c’est-à-dire à la fois dans les discours et surtout dans la soumission quotidienne aux normes du marché (aujourd’hui par exemple, et c’est un fait très grave, même les membres les plus influents du champ littéraire français sont persuadés qu’un livre qui a du succès est un bon livre), la croyance dans Paris est minée, alors je crois que nous avons de bonnes raisons d’être très inquiets. Paris est la seule capitale du champ littéraire international qui détienne suffisamment de capital (littéraire) pour prétendre, même de façon marginale, faire contrepoids à l’empire du marché. aujourd’hui les instances françaises (politiques, éditoriales, académiques, journalistiques) n’ont absolument pas conscience de ce danger. Pour ma part, je ne vois pas d’autre solution que de tenter de réanimer un underground, des lieux de discussion, de remise en question. Quant à moi je fais ce que je peux, là où je suis, pour faire connaître les auteurs les plus improbables et prendre fait et cause pour le seul critère déterminant en littérature : L’autonomie. Certains éditeurs, ardents militants anti-mondialistes, croient que le pendant littéraire de leur lutte politique, c’est la défense de la littérature prolétarienne ; c’est bien, mais je crois que c’est insuffisant. Avoir une politique spécifique (c’est-à-dire spécifiquement littéraire), c’est s’intéresser à la littérature et à la poésie d’avant-garde. Il n’y a pas de contradiction entre des positions politique fortes et l’intérêt pour l’avant-garde. Avoir une politique d’autonomie, c’est, par exemple, promouvoir Gertrude Stein tout autant que la lutte contre la mondialisation. Il faut tenir les deux ensemble, il me semble que c’est capital.