La 71e édition du Festival international du film de Saint-Sébastien s’est terminée par une victoire « à domicile » : la réalisatrice Jasone Camborda, originaire de Saint-Sébastien, a remporté la prestigieuse Concha de Oro avec le film « O corno ». Avant d’entrer dans le mérite des films, il faut souligner qu’il s’agissait d’un festival à la fois féminin et féministe. Le nombre de films réalisés par des réalisatrices d’une part et centrés sur des problématiques qui touchent particulièrement les femmes de l’autre a marqué le ton et le genre du festival. Voilà pourquoi il me semble opportun de dédier cette première chronique non seulement aux films primés et dirigés par des femmes, mais également aux films non primés, mais marqués par des histoires ayant les femmes comme protagonistes.
« O corno » veut dire en langue galicienne grain de siegle, un élément naturel bien connu par les sages-femmes d’antan et utilisé pour provoquer des fausses couches, pour interrompre les grossesses non désirées à une époque où l’avortement était illégal et sévèrement puni par la législation en vigueur. L’histoire se déroule dans la Galice rurale en 1971, les dernières années de la dictature franquiste, « tardo-franquismo » comme on dit en Espagne, mais encore avec toutes ses dents répressifs, et une époque où l’interruption volontaire de la grossesse était non seulement interdite, mais aussi sévèrement puni.
O corno, le film, est donc l’histoire d’une sage-femme paysanne qui doit fuir au Portugal et vivre clandestinement. Les images de la vie de la protagoniste, interprétée par la danseuse Janet Novas, et des femmes qu’elle aide à accoucher et à avorter, se concentrent sur la relation avec leur propre corps. Jaione Camborda a dit qu’elle voulait faire un film « physique, corporel » qui puisse communiquer la dimension mammifère, du corps de la femme.
Le corps de la femme, lieu magique de l’enfantement, est une vieille histoire qui resurgit. Rappelons que suite à ses recherches, Margaret Mead, fameuse anthropologue américaine, expliquait la division des rôles dans les sociétés primitives, par le fait que les hommes fabriquent objets et outils parce qu’ils sont incapables de “fabriquer” des personnes, comme leurs compagnes (men make things because they can’t make people, only women make people).
Maria Zamora, la productrice du film, a souligné ce lien de “sororité” entre sages-femmes et parturiantes et autres femmes leur permettant souvent de résoudre des situations difficiles. Camborda, la réalisatrice a également déclaré qu’il ne s’agit pas seulement de rendre hommage à ces réseaux de solidarité féminine du passé récent, mais de réitérer le droit des femmes de continuer à choisir librement leur sort en matière d’interruption volontaire de grossesse.
L’Espagne craint-elle un retour au passé ? Un autre film l’évoque. La réalisatrice Silvia Munt plante le décor dans les années 70. « Las buenas companias » traduit en français « En compagnie des femmes » relate l’ histoire typique d’une jeune fille de 16 ans, qui tombe enceinte et veut se faire avorter. Le film est un hommage à un groupe de militantes de la ville de Renteria, périphérie de Saint-Sébastien, qui ont aidé de nombreuses femmes à avorter avant la légalisation de l’avortement en 1985. Même si le film reproduit fidèlement l’environnement militant de ce collectif, curieusement, il n’y a aucune référence directe au contexte créé par la lutte armée ayant influencé la société basque de ces années-là.
Je disais plus haut que j’ai l’impression que l’Espagne craint un retour du passé ; à rebours on peut affirmer que le Pays basque veut oublier le sien, marqué par la violence politique. Nous reviendrons sur ce sujet dans de prochaines chroniques.
Revenons aux lauréats du festival. Tzu Hui Peng et Ping Wen Wang, deux réalisatrices taïwanaises, ont remporté la Coquille d’argent du meilleur réalisateur. Chung Xing, traduit par A Journey in Spring est l’histoire d’un homme tourmenté par le remords après la mort de sa femme alors que décline le modèle familial traditionnel à Taiwan. Les réalisatrices ont souligné qu’elles avaient tourné le film en hokkien, la langue indigène de l’île. Il s’agit de se démarquer de la prédominance du mandarin qui commence à marginaliser la langue locale, ont précisé les deux directrices. Impossible de ne pas voir dans ce message linguistique une critique voilée de la Chine continentale…
El sueno de la Soltana, Le Rêve de la Sultane, de la réalisatrice Isabel Herguera a remporté le prix du cinéma basque. Il s’agit d’un dessin animé inspiré de l’histoire de l’écrivain Rokeya Hussain, figure de proue de l’émancipation des femmes dans le sous-continent indien. Écrit en 1905, Le Rêve de la Sultane décrit un monde utopique gouverné par des femmes qui ont pris leur destin en main. Force est de constater que le film est une réinterprétation contemporaine vue à travers le prisme de notre monde globalisé d’une histoire se déroulant dans ce qui fut « la Perle de l’Empire britannique ». La présence d’Indiens bengalais, dont l’auteure-compositrice-interprète Moushumi Bhowmik, dans la production du film a certainement contribué à ce que la transformation du « Rêve de la Sultane » en symbole du féminisme mondial ne perde pas ses racines indiennes. Chelo Loureiro, la productrice du film, a d’autre part, défendu le choix de la bande dessinée : « le dessin animé n’est pas un genre de film, mais un outil pour raconter différentes histoires », a-t-elle déclaré. Peut-être a-t-elle raison puisque ce n’est pas le seul dessin animé qui mérite d’être couvert à ce festival.
Nous terminons cette chronique avec trois autres films étrangers qui parlent de la condition féminine. Il s’agit de Royal Hotel de la réalisatrice australienne Kitty Green, All Dirt Roads Taste of Salt de l’Afro-Américaine Raven Jackson et Hi mom (salut Maman) de la Russe Ilia Malakova. Les protagonistes de Royal Hotel sont deux jeunes filles américaines qui, pour financer un voyage en Australie, finissent par travailler dans un bar dans l’arrière-pays isolé de l’Australie profonde. Les deux jeunes femmes se font passer pour des Canadiennes, estimant pouvoir ainsi mieux s’intégrer en Australie. Même sans jamais subir de violence physique explicite, les femmes sont victimes de ce que le réalisateur Green définit comme des « micro-agressions constituées de comportements et non de violence explicite ». Cette « antichambre » de violence comportementale qui ne franchit jamais la frontière de l’agression physique envers les deux jeunes filles est marquée par la brutalité verbale et l’ivresse des hommes qui fréquentent ce bar éloigné de l’Outback australien.
Ce qui ressort du film, c’est le contraste terrifiant entre la beauté du paysage naturel et la laideur du comportement humain. Curieusement, un autre contraste subtil est apparu lors de la conférence de presse : comme s’il existait une perception culturelle différente de ce que signifie le terme « violence machiste ». Même si la réalisatrice de culture australienne a insisté sur l’absence de violence, parce que les filles ne sont pas agressées et parce que les hommes du film, bien qu’ivres et vulgaires, ne commettent aucun délit de violence qui pourrait être puni par la loi, les journalistes espagnoles ont insisté pour poser des questions sur la violence machiste du film… Peut-être s’agit-il d’un contraste voilé, entre une culture légaliste comme la culture anglo-saxonne et une culture humaniste comme la culture latine, qui déferle également sur le monde féminin dans une dimension aussi cruciale que la conception de ce qu’est la violence.
All Dirt Roads taste of Salt, ou « toutes les routes de terre ont le goût du sel » est un portrait de femmes afro-américaines de diverses générations, mères, filles, grand-mères, sœurs, dans le contexte humide et chaud, boueux et pluvieux du delta du Mississippi. Le compagnon incontournable du film est la pêche au poisson-chat et la splendeur des chants choraux soul dans les églises de campagne. Mais pour votre serviteur qui a toujours cru , de manière très politiquement incorrecte, que dans le sud des États-Unis, subsistaient encore les lois raciales à la Jim Crow, le Klu Klux Klan… le film de Raven Jackson apporte un vibrant démenti qui a aussi un air de revanche. Et le message, même s’il est peut-être involontaire, est clair : les Afro-Américains appartiennent à la terre du Sud. C’est au Sud qui, avec leur sueur, leurs larmes, leur sang, qui avec leur travail et leur musique, ont marqué de manière indélébile ces terres sudistes des États-Unis. En d’autres termes, les Afro-Américains sont au Sud, bien plus qu’une communauté ethnoculturelle parmi d’autres dans un melting pot qui n’arrive pas à traverser la barrière raciale comme ils le font au Nord.
Des rives du Mississippi aux rives de la Neva à Saint-Pétersbourg. Salut maman, c’est le premier travail d’Ilia Malakova. La mère de deux sœurs et grand-mère de deux petites filles disparaît sans laisser de trace, on ne sait pas si elle est vivante ou morte. Le film traite des effets de la disparition sur la famille, désormais dirigée par la fille aînée, principale protagoniste de l’histoire. En réalité, il est impossible de ne pas voir dans cette histoire de femmes célibataires dans laquelle les hommes n’interviennent que comme partenaires sexuels occasionnels, l’idée d’un gynécée matriarcal essayant désespérément de retrouver de l’ordre après la disparition de la mère, pilier de la famille. Toutes les interprétations sont possibles, y compris celle de la Russie considérée comme mère, « Sainte mère Russie », ou celle nostalgique de la disparition de l’Union soviétique.