Les tueries récentes en région parisienne sont les dernières manifestations, s’il en est, de la crise que traversent nos démocraties. Si naguère ces démocraties étaient parvenues à arracher l’espace public de l’emprise des fanatiques religieux et des nantis (corporatismes, puissances de l’argent et mafias….), aujourd’hui par un paradoxal renversement de situation, les démocraties assistent, impuissantes, au retour des leurs vieux démons.
Ces meurtres en série en France (Mohamed Merah en 2012) mais aussi ailleurs dans le monde comme en Norvège, en Finlande, au Canada en Allemagne… l’illustrent tragiquement. Nombreux sont les observateurs qui se focalisent désormais sur le djihadisme susceptible de séduire les jeunes de banlieue. En fait ce genre d’analyse prend comme acquis que les influences travaillant l’espace public dans les sociétés dites avancées demeurent exclusivement politiques et religieuses. D’où la surenchère d’explications sur les valeurs de la république , la démocratie et la nécessité de revaloriser la laïcité qui les sous-tendent. Cette prise de conscience, certes nécessaire, est dépassée. En effet il y a belle lurette que ces valeurs ont été retournées par les forces du marché. Cette réduction ou plutôt cette inversion de l’espace public à sa seule valence économique- la seule croyance qui vaut est celle du marché- crée en contrepartie cet appel d’air dans lequel s’engouffrent les extrémismes sectaires ou nihilistes avec leur cortège de violence.
Contrairement à ce qu’ils revendiquent, les adeptes de cette violence-là n’ont pas d’alibi. S’ils brandissent la cause religieuse, c’est comme artefact, comme une marque interchangeable. Cette violence est transnationale, symptôme de société qui a retourné ses valeurs, qui est devenue amok pour reprendre le titre d’une des plus troublantes nouvelles de Stephen Zweig. Voilà pourquoi le débat sur la laïcité en France par exemple se trouve en porte à faux car il fait l’impasse sur ce qui reste largement occulté : les forces du marché qui orientent déjà l’espace public pour le réduire en un simple réflexe pavlovien de consommation, de stimili-réponse. L’offre et la demande se répondant, se comblant l’un l’autre en miroir en ne laissant aucun espace résiduel de liberté.
Comme le rappelle le philosophe italien Giorgio Agamben en citant Walter Benjamin, le capitalisme est la dernière des religions, « la plus féroce car elle ne connaît pas l’expiation ». Son triomphe sur le marxisme lui aura permis de capturer la totalité de la croyance humaine, créant de la sorte un boulevard pour les fondamentalismes. Nous sommes plus que jamais gouvernés par des concepts théologiques sécularisés qui sont d’autant plus pervers qu’il sont inconscients.
L’identité individuelle, on le sait, se dégage de la relation qui s’opère entre l’individu et l’institution dépositaire de l’Histoire : l’État. C’est ainsi que chacun acquiert le statut de sujet et devient, de par ses critiques et ses oppositions à la tradition, partie prenante du processus de transformation politique de sa société tout en lui assurant du même élan sa continuité. La moindre attaque au fondement symbolique de ces institutions nous concerne tous car elle touche l’humanité même de tous par le geste d’un seul. Jadis la religion faisait des institutions politiques une émanation de la toute-puissance divine. Les démocraties ont su s’en émanciper par l’instauration de l’État de droit.
Aujourd’hui, soixante dix ans après la sanglante perversion de l’État par l’idéologie nazie, ces démocraties traversent une crise de légitimité. En France, comme ailleurs, cette crise a été perceptible de diverses manières et reflète la transformation de cet espace public. Pour en comprendre les tenants et aboutissants, il importe que nous saisissions la manière dont l’individu se relie avec ses semblables.
Jacques Lacan poursuivant le travail de Freud nous enseigne que c’est la loi du Père qui unit les deux registres du privé et du public. C’est le Nom du père comme métaphore qui sépare l’enfant du désir fusionnel de sa mère et l’institue en tant que sujet singulier, différent ayant accès au symbolique, c’est-à-dire à la parole et à la culture, bref l’inscrit dans le devenir humain.
Lorsqu’ils passent à l’acte, ces forcenés veulent détruire cette différence qui fonde le lien social pour imposer une seule et unique identité. C’est précisément ce que font dans un autre registre, les forces du marché.
Aujourd’hui au lieu d’assurer cette figure paternelle de la loi, l’État et ceux qui nous gouvernent laissent le marché dicter les normes sociales. Et le marché ne possède d’autres lois que celles du profit. Plus que jamais, non seulement l’État à travers les responsables politiques se doivent être le garant de cet espace public auquel il importe de conserver autant le pluralisme politique que culturel et les paroles pour les dire. La rupture avec l’autre, si familier et pourtant si différent, illustre l’échec du politique à pouvoir inverser la prévalence du privé sur le public et à refonder le lien social, c’est à dire un espace de parole.
Tout se passe comme si le désir d’égalité qui fut la grande cause politique du siècle dernier avait été inversé.Depuis plus de trente ans, soit depuis le début de la financiarisation de l’économie, les sociétés avancées libèrent de la sorte la violence identitaire. Ce phénomène n’est pas propre à la France. D’autres pays occidentaux ont vécu des drames similaires. Et ne parlons pas de ces “faits divers” qui défraient régulièrement la chronique aux États-Unis, patrie de l’ultra-libéralisme.
Que les instigateurs de ces événements fassent de la médiation audiovisuelle (caméra vidéo, cassette audio) l’instrument de leur tragédie, au même titre que les armes ou les explosifs, montre à l’évidence que tel est l’enjeu. Ainsi, ces derniers peuvent renouer d’égal à égal, l’espace d’un moment, ô combien trompeur, avec la communauté des hommes par l’intermédiaire de l’espace public.
Ceux qui commettent ces actes ont souvent le même profil : même désir de servir sous l’armée, même absence du père, même désarroi et enfin même cri à l’égard du politique. C’est ainsi qu’il convient de l’entendre. En cette période troublée, il est important de réaffirmer l’irréductible souveraineté de la différentiation. Et la question qui la sous-tend : la place de l’autorité et de la loi.
Or l’autorité ne doit pas se manifester en bombant le torse comme il serait tentant de le faire, mais bien en assumant sa charge symbolique. C’est de la sorte que, se ressaisissant comme être manquant, chacun pourra renouer sa solidarité avec l’autre et avec sa propre société. Telle est l’alternative de notre temps où la révolte, faute de pouvoir se dire, se socialiser, se retourne contre l’homme. « Le jour, écrivait Albert Camus, où le crime se pare des dépouilles de l’innocence, par un curieux renversement qui est propre à notre temps, c’est l’innocence qui est sommé de fournir ses propres justifications ».