Emilia Perez, le dernier film de Jacques Audiard, 74 ans, a obtenu le 4 janvier denrier quatre golden globes à Los Angeles dont le meilleur second rôle féminin attribué comme il se doit à Zoe Saldana, le meilleur film étranger, la meilleure comédie musicale et la meilleure chanson ( El mal écrite par Clément Ducol et Camille).
L’actrice trans Karla Sofia Gascon est venue à point nommé au secours du réalisateur pour plaider pour plus de tolérance : » La lumière gagne toujours sur les ténèbres. Vous pouvez nous mettre en prison, nous battre mais vous ne pouvez pas mettre en prison notre âme », dit-elle. On ne saurait être plus clair. En ces temps où toute transgression est devenu dangereuse, suspecte, ce film résonne comme un manifeste pour la liberté d’expression mais aussi et plus encore pour la liberté de réception. Car c’est là où le bât blesse. Car le refus d’accepter l’autre dans sa différence y compris dans sa transition de genre condamne la liberté à n’être l’apanage du plus fort. C’est à cet égard que le film devient un formidable réquisitoire contre toutes les formes d’intolérance.
A cet égard le film d’Audiard est à marquer d’une pierre blanche. Non seulement il donne la parole à un personnage trans – un narco trafiquant qui veut changer de vie et ce faisant de sexe- mais aussi à toutes les minorités écrasées par la brutalité de l’hyperlibérarlisme machiste dont le narco-traffic constitue l’apothéose. Le cinéaste aurait pu se contenter de mettre en scène leurs revendications et la lutte pour leurs droits mais il va beaucoup plus loin en choisissant délibérément la forme tragique pour l’illustrer. Les enjeux sont posés d’emblée et aucun recul n’est possible. Les personnes deviennent alors des symboles qui jouent leur peau au sens propre et figuré. Le ressort tragique est enclenché et rien désormais ne pourra arrêter le drame qui va s’y dérouler pour le meilleur et pour le pire. Car le temps presse. Ce n’est pas d ela rigoloade , c’est du sérieux C’est qui lui donne sa formidable intensité et sa puissance d’évocation. Dans cette perspective, la transition de genre peut se lire non plus comme un avatar du wokisme mais comme une nécessité existentielle.
La métamorphose kafkaïenne
Ce film est à mettre en relation avec la Métamorphose de Kafka. Ce n’est pas d’ailleurs un hasard si Bruno Latour l’emploiera dans son essai » Où suis-je ? pour tirer la métaphore et les leçons du confinement du Covid qu’il proposera aux terrestres. La métamorphose illustre à front renversé la nécessaire permutation de perspective que l’humanité doit opérer si elle veut survivre au saccage de la terre qu’elle lui infligée. C’est le point de vue de Samsa, métamorphosé en cancrelat à partir duquel il importe de voir notre monde et non pas celui de l’individu triomphant auquel nous a habitué deux mille ans de monothéismes. L’enjeu est énorme puisqu’il s’agit de notre propre survie sur cette terre. Emilia Perez est aussi une métamorphosée qui nous oblige à retrouver la mémoire perdue . Or ce qui est perdu c’est justement la candeur de l’enfance, la complexité du désir polymorphe, le jeu mais aussi le « je » tapi au fond du du souvenir. Enfin transformé réussira-t-il à nous émouvoir, à nous emporter dans sa dédale ? C’est dans dans cet intervalle où se joue la volonté d’agir des personnages et leur crédibilité.
Une tentation christique
Car pour se transformer il faut accepter de perdre ce que l’on a, d’abondonner les siens, le confort que l’on a réussi à se construire. Cette renonciation rappelle les états d’âme du Christ avant la Passion. Parviendra-t-il à résister au doute ? Le film ne les épargne pas . ce qui donne toute sa grandeur à ce film admirable.