« J’ai deux amours : mon pays et Paris ! » Cet air connu popularisé par Joséphine Baker peut fort bien servir de refrain ou de basse continue à ce « roman » nostalgique et attachant intitulé KYIV-Paris de Bogdan Obraz. Promenant son spleen d’une capitale à l’autre, le narrateur nous raconte ces deux villes en même temps qu’il raconte ses amours et ses déboires. C’est la piquante originalité de ce récit biface qui évoque un genre initié naguère par Dickens avec son célèbre « Tales of the Two cities » sauf qu’ici c’est le badinage amoureux qui sert de fil d’Ariane dans le labyrinthe de ces deux villes sœurs.
Loin des horreurs de la guerre, ce récit nous rappelle à bon escient à quel point ces deux capitales si disparates se ressemblent. C’est tout l’art de Bogdan Obraz de nous les faire découvrir ou redécouvrir comme on découvre le corps d’une femme. « On dit que sur la place Dauphine se trouve un microclimat unique pour la conservation de vin. Cette zone est de forme triangulaire, et certains surréalistes ont dépeint les îles de la Cité et Saint-Louis en forme de corps féminin où la place Dauphine symbolisait le triangle convoitée. » Toute la manière de Obraz s’y trouve. Faisant feu de tout bois, il conjugue les clichés avec les légendes, les cancans avec l’histoire littéraire, la banalité du tour operator avec le regard ironique du peintre des mœurs modernes : « Illya Repine a déclaré que les Parisiennes et les Kiéviennes étaient les femmes les mieux habillées. Cependant, j’ai remarqué que les Parisiennes s’habillaient avec mystère et charme, portant des couleurs contrastées ou un style de “café-crème”, des écharpes élégantes et parfumées. Et les Parisiennes sont toujours capables de choisir leurs lunettes, lesquelles soulignent la beauté de leur regard. Les Kiéviennes sont plus diversifiées… les couleurs vives et parfois la sexualité artificielle, même vulgaire : fourrure, mini-jupe et talons aiguilles. » On est loin du guide touristique me direz vous. Et pourtant ces jeunes Ukrainiennes énigmatiquement surnommées par les dernières lettres de l’alphabet — X, Y, Z —, servent de chiffre pour leur ville.
C’est à travers le regard de leur amant qu’elles se révèlent avec leurs qualités et leurs défauts. « X » est une Brand Girl qui « rêvait d’aller à Paris et de faire du Shopping sur les Champs-Élysées » lesquels rappellent la rue centrale de Kyiv, la rue Khrechtchatyk ». « Y », elle, est une « influenceuse » qui se prend en selfie en face du réacteur n° 4 de Tchernobyl. Entre-temps il y a eu Emmanuelle la Parisienne, la seule qui a un prénom et qui sait si bien se déshabiller et la bombe suédoise qui reste sans nom. Toutes deux l’entraînent dans leur balade parisienne se promenant bras dessus bras dessous avec leur amoureux de narrateur qui, lui, ne pense qu’à Kyiv où madame Hanska et Honoré de Balzac, Boulgakov et sa maîtresse s’y promenaient naguère.
Le livre est truffé de références littéraires, gastronomiques et historiques connues ou inédites autant pour Paris que pour Kiev. Ce qui en fait un guide précieux, y compris pour les Parisiens, curieux de découvrir leur propre ville. Mais la valeur ajoutée de ce livre faussement désinvolte demeure la quête amoureuse. Car le narrateur demeure toujours aimanté par l’amour, amour perdu, génie des lieux qui le ramène vers « Z ». L’ironie de l’Histoire fait de cette lettre la marque de l’envahisseur. Mais pour l’auteur qui a écrit ce récit bien avant l’agression russe, elle désigne son exact opposé : l’amour perdu à retrouver. C’est la dernière leçon de ce dictionnaire amoureux, habité par le mystère indicible, l’indéfectible amour pour sa ville natale. Le lieu où l’on naît désigne le lieu de l’enfant mais aussi la renaissance.
Bogdan Obraz
KYIV-Paris
Roman L’Harmattan
« présence ukrainienne »
L’Harmattan, Paris 2018
203 pages, 19,50 €
