Festival de cinéma de Saint-Sébastien : les perdants magnifiques

Les  compétitions, quelles qu’elles soient écartent souvent des œuvres incomparables et qui  auraient  mérité amplement de figurer au palmarès. La 62e édition du Festival International du cinéma de Saint-Sébastien n’en est pas exempt.

J’en veux pour preuve  l’œuvre qui  est sans  doute  le plus beau film  de cette sélection et qui est repartie bredouille. Il s’agit de  Haemu ou Le brouillard, film coréen du réalisateur Shim Sung-bo.  Cette histoire qui conjugue le  thriller et la tragédie, se déroule en haute mer : la mort d’une cargaison d’immigrés illégaux de la communauté coréenne de Chine voulant rejoindre la Corée.

« Je voulais montrer comment le panique peut amener des personnes normales à commettre des gestes criminels », a expliqué le réalisateur. Discrétion asiatique ?  Peut être mais il a fallu insister en conférence de presse pour que le réalisateur reconnaisse  enfin qu’avec son film  il a voulu porter à l’ écran beaucoup plus qu’une exploration des profondeurs de l’âme  humaine. On y voit ainsi l’évolution de l’amour du jeune marin pour la belle clandestine,  la jalousie  qui attise  ses voisins réfugiés et la folie qui s’empare du  contremaître de ce bateau de pêche converti en navire de contrebande humaine. L’histoire du film se déroule vers la fin des années 90 au moment où le Fond Monétaire International est intervenu en Corée avec ses notoires projets de restructuration économique dont ont fait les frais les secteurs d’activités traditionnelle dont la pêche. Les banques en effet ne veulent plus investir dans de vieux bateaux de pêche alors que le prix du poisson s’effondre… et il ne reste alors comme solution aux capitaines de pécheurs  de se reconvertir dans le trafic d’immigrés illégaux venant de Chine.

 C’est le cas du protagoniste de  Haemu. Pour sauver son bateau de la casse, son équipage du chômage et le restaurant de poissons de sa femme (qui en passant le trahit lors de ses longues absences en mer), le capitaine franchit le Rubicon et passe dans l’illégalité.  Dans ce  combat forcement inégal, nous  voyons la grandeur et le décadence d’un homme qui a voulu jusqu’au bout rester fidèle à la dignité et la noble de  sa profession de marin. Ne voulant pas dévoiler la fin de l’histoire car Haemu mérite d’être vu, nous nous limitons à dire  ceci :  certes, les décisions et les actions de ce capitaine sont parfois violentes et autoritaires, mais il ne faut jamais oublier que depuis que l’homme a commencé à naviguer, le capitaine est  comme le dit le vieil adage « second maître à  bord après Dieu ! »  A bon entendeur, salut !

Changeons de continent et retrouvons-nous en Amérique du nord. Félix et Meira est un petit bijou montréalais réalisé par le canadien Maxime Giroux. Dans une ville de Montréal enneigée et hivernale, une histoire d’amour éclate entre un québécois qui, dit-il, « n’a jamais rien fait» et une jeune mère juive hassidique qui veut tout découvrir. En soi, la thématique de l’amour impossible est peut être banal, mais l’œuvre de Maxime Giroux est arrivé à nous conquérir (non pas seulement par la nostalgie de l’esprit d’une ville où se joue l’histoire et qui a marqué une partie de la vie de votre serviteur), mais parce que les différences culturelles se déclinent de façon humaine, c’est-à-dire dans la souffrance certes, mais sans haine. Et cela reflète bien  l’âme de Montréal. Félix et Meira accompagnent le spectateur dans un voyage à la recherche de l’autre, de ce que l’autre représente, le différent et la différence, parfois si loin malgré la proximité géographique.

Au-delà de l’histoire et son message de fond, l’œuvre de Maxime Giroux présente des originalités dont le fait d’avoir été tourné en bonne partie en yiddish, les autres langues dans le film étant l’anglais, le français, un dialogue en espagnol à l’accent cubain et une chanson italienne avec un accent nord-américain. Un exploit, si l’on considère que le yiddish est une langue aujourd’hui minoritaire au sein même des communautés juives du monde. Or  cet exploit a été  rendu possible surtout par la remarquable interprétation de l’acteur new-yorkais Luzer Twersky, ancien hassidique et locuteur du yiddish depuis l’enfance. Twersky, n’a pas seulement joué le rôle du mari trahi par la protagoniste féminine mais a fait sien le rôle de guide culturel de sa communauté d’origine et a su approcher des personnes « qui préfèrent  rester anonymes » de l’intérieur des hassidiques de Montréal pour mieux rapporter sur l’écran la vie quotidienne des hassidiques.

L’expérience enseigne que tout ce qui implique « le différent » apporte « le différend », mais Twersky ne croit pas que la sortie du film devrait irriter la communauté juive hassidique. Selon l’acteur « il est fort possible que l’histoire d’une femme qui abandonne la communauté ne soit pas de bon gré, mais le portrait de la vie de tous les jours est fidèle à la réalité ».
Retournons de nouveau en Asie à travers un film pakistanais  qui met en scène le geste le plus banal et le plus « maternel» qui soit : nourrir son bébé. Pour nous, diluer du lait en poudre  dans l’eau peut paraître anodin, mais  pour le parents pakistanais ce geste peut être fatal.

L’histoire de Syed Aamir Raza est vraie : lorsqu’il se rend compte des effets dévastateurs pour la santé que le lait en poudre provoque  chez les nouveau-nés  surtout lorsqu’il est dilué dans l’eau non-potable, il s’engage dans un combat citoyen contre le Goliath transnational: le géant Nestlé.

Réalisé par le bosniaque Danis Tanovic, produit par le biais d’une coopération indienne et franco-britannique, tourné en hindi, urdu, anglais et allemand, Tigers raconte deux histoires en un seul film. Tout d’abord l’héroïque combat d’un représentant commercial qui se révolte contre la multinationale qui l’emploie ; ensuite la lutte des producteurs contre le lobby de la multinationale qui voulait  empêcher la sortie  du film.

En résumant Tigers  dénonce les méfaits des transnationales et souligne la souffrance des familles  méridionales de la planète en révolte contre un système économique international  qui les  contraint  à un mode de vie qui n’est pas le leur. L’épique bataille de Syed Raza  résume de manière  exemplaire la lutte  mené par les sans-voix, les petites gens contre la dictature de la consommation orchestrée par les multinationales. Le colonialisme culturel implicite dans l’effort des transnationales de faire passer pour bon tout ce qui est occidental (le lait en poudre dans ce cas) et tout qui est traditionnel arriéré (le lait du sein de la mère) est revelateur de l’arrogance que l’ultralibéralisme européen exerce sur les  consciences. Dans le fond et dans la forme, Tigers  s’inscrit  dans le droit fil du documentaire de dénonciation.

Permettez-moi ici une incise. Je sais qu’il n’est pas orthodoxe de passer ex abrupto à la première personne singulière.  Par souci d’objectivité, je  suis de ceux qui à l’est, comme l’écrivaine indienne Arundathi Roy, et à l’ouest, comme le journaliste uruguayen Raul Zibechi,  portent un regard distance , voire très critique sur l’action des ONG. J’ai donc interpellé l’équipe de Tigers sur le rôle de ces riches ONG   dans les pays pauvres du sud.

Diamond Emmanuel, médecin pakistanais et protagoniste de ce combat spécifique contre Nestlé, présent avec Syed Raza en conférence de presse,  m’a rassuré.  Dans ce cas l’organisation internationale qui a aidé à médiatiser ce drame a été à cet égard irréprochable. Soit.  Rendons donc à  César ce qui est à César.  Mais alors pourquoi   Syed Raza n’a pas  souhaité répondre à  la question  suivante : je lui demandais s’il est vrai, comme on affirme  dans le film, qu’il gagne sa vie en vendant des beignes à Toronto. S’il avait répondu positivement, on aurait pu lui  demander pourquoi  une  ONG si  bien  branchée  n’est pas  parvenue à lui assurer un poste qui lui aurait permis de poursuivre le combat.
Que le David pakistanais soit réduit à vendre des beigne alors que le Goliath transnational a simplement perdu une bataille mais pas la guerre, n’est pas très rassurant.    

 

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