Festival de Saint-Sébastien : les perdantes magnifiques

Avant de proposer dans une prochaine chronique, un regard critique sur les deux dernières œuvres de deux maîtres du cinéma : l’Espagnol Pedro Almodovar et le Grec Costa Gavras, donnons dans cette chronique une nouvelle fois la place au regard féminin. Non seulement parce que la 72e édition du Festival international du film de Saint-Sébastien proposait principalement des histoires de femmes, mais aussi parce que dans le cas des quatre films suivants, on a une vision assez complète du regard féminin dans des contextes très différents. Et peut-être justement parce qu’ils ont été réalisés par des femmes, ces films ont offert à celui qui écrit ces lignes des pistes de réflexion multiples et inattendues.

C’est un vaste regard qui part du remake français d’Emanuelle, le classique érotique, pour continuer dans le courage de Nevenka, la première femme à dénoncer le harcèlement sexuel dans un contexte politique en Espagne, en passant par le combat d’Eunice, la veuve d’un brésilien « desaparecido » pendant la dictature militaire et se terminant par l’histoire de Maria Carolina, l’écrivaine meurtrière chilienne.

Emanuelle

Le film Emanuelle, de la réalisatrice Audrey Diwan, est une tentative d’actualiser « la recherche du plaisir érotique en absence d’amour au XXIe siècle », ou plutôt, pour reprendre les mots de la réalisatrice elle-même, de tenter « d’utiliser le langage cinématographique de l’érotisme à une époque actuelle inondée de pornographie sur Internet ». La nouvelle Emanuelle, interprétée par l’actrice Noémi Merlant, part à Hong Kong pour un voyage d’affaires qui donne lieu à d’innombrables rencontres sexuelles. Le film tente de faire entrer le spectateur dans l’âme et le corps d’Emanuelle pour comprendre comment le thème du plaisir est abordé dans notre société. Le choix de Hong Kong comme espace de recherche s’impose car c’est une ville idéale dans un monde globalisé.

D’autre part, la mondialisation dont Hong Kong est une espèce de Mecque implique que la langue des dialogues est une sorte d’ESL (English as a Second Language), c’est-à-dire un anglais dit parfois « international », l’anglais comme lingua franca, voire parfois réduit à un pidgin pour se faire comprendre entre personnes de langues maternelles différentes. Cela implique que les dialogues sont évidemment simplifiés et réduits. Dans ce contexte, il est difficile pour les mots de trouver leur place dans la recherche d’érotisme, or, la parole a aussi un potentiel érotique… (il me semble). Emanuelle est donc une tentative intellectuellement légitime et intéressante, sauf qu’il est difficile de ne pas se glisser dans une interprétation beaucoup plus simple : l’histoire d’une femme qui tente désespérément d’atteindre un orgasme complet et satisfaisant.

Passons à un autre aspect du monde féminin avec le film Soy Nevenka ou Je suis Nevenka de la réalisatrice espagnole Iciar Bollain. Il s’agit de la mise sur le grand écran d’une histoire vraie, celle de Nevenka Fernandez, adjointe municipale au maire de Ponferrada, dans la région de León, qui fut une pionnière dans la dénonciation  de la violence faite aux femmes/ Ce fut  en effet la première femme en Espagne à dénoncer le maire de la ville, Ismael Álvarez pour harcèlement sexuel. Les faits remontent aux premières années du nouveau siècle, et l’affaire a marqué un tournant juridique et social en Espagne. Nevenka a gagné son procès devant les tribunaux mais l’a perdu aux yeux de l’opinion publique. En fait, les habitants de Ponferrada se sont ralliés à leur maire et ont considéré la jeune adjointe comme une pure pute opportuniste, au point que la femme a dû émigrer à l’étranger.

Mireia Oriol, qui incarnait Nevenka Fernández, a expliqué qu’elle évitait toute tentative d’imiter le personnage réel, car Nevenka elle-même a toujours déclaré que son histoire transcende sa personne puisque c’est l’histoire d’innombrables femmes.

Étant donné que l’Espagne dispose désormais d’une des législations les plus efficaces dans la lutte contre la violence contre les femmes, l’affaire Nevenka a été le chant du cygne du machisme ibérique. Mais le film a le mérite fondamental d’offrir une leçon d’enseignement politique. Une analyse du film permet de comprendre que les abus de pouvoir (tout type de pouvoir) trouvent un terrain fertile là où existe une culture politique de la notabilité, ou dit en termes ibériques de « caciquisme ». Le maire, en fait, devient premier citoyen de la ville parce qu’il est déjà un notable et la jeune femme se retrouve isolée parce qu’elle n’est pas issue d’une famille de notables.

Le seul risque de ce film est que la juste condamnation de ces violences faites aux femmes empêche d’avoir une vision d’ensemble de la culture de toute typologie d’abus et exactions commises par de puissants notables contre les plus faibles, femmes et hommes.

Ainda estou aqui

Changement d’espace et de temps. Direction le Brésil, dans une jolie maison à deux pas de la plage de Copacabana. Un endroit idyllique si ce n’était le début des années 70, lorsque la dictature militaire brésilienne a amplifié sa spirale répressive depuis le coup d’État de 1964. Ainda estou aqui, ou Je suis encore ici, est la dernière œuvre du cinéaste brésilien Walter Selles et raconte l’histoire d’Eunice, épouse de l’ancien député travailliste brésilien Rubens Paiva, « disparu » après son arrestation par des agents des forces armées. Le film part des souvenirs d’adolescence du réalisateur et s’appuie sur le livre écrit par le fils du député « disparu ». En réalité, l’héroïne d’une bataille épique pour rendre justice à la mémoire de son mari est Eunice, épouse et veuve de Rubens Paiva et mère de Marcelo Paiva, l’auteur des mémoires, elle qui par la suite parvient à devenir une illustre avocate des droits des populations indigènes en Brésil.

Selles, déjà connu pour avoir créé le film « Carnets de moto » dans lequel il suit le parcours du jeune médecin Ernesto Guevara de la Serna, avant que celui-ci devienne le « Che », a déclaré que ce film veut être une contribution à la mémoire brésilienne dans cette période très difficile pour le pays où les brésiliens qui se reconnaissent dans l’ancien président Jair Bolsonaro tentent de réhabiliter les années de la dictature, comme s’il s’agissait d’une sorte d’époque dorée de croissance et de développement.

Mais il y a plus. Pour ceux qui ont eu l’occasion de connaître le Brésil, il est clair que, le film de Walter Selles est aussi une métaphore des transformations politiques qui ont abouti au mouvement qui a amené et ramené Lula Da Silva à la présidence du géant latino-américain. Eunice, veuve Paiva, évoque l’incarnation de la transformation politique du Brésil au cours des dernières décennies.

En termes simples, Eunice (et sa génération) représente la « marraine politique » des années Lula. C’est précisément pour cette raison qu’il faut prêter attention au film de Walter Selles, pour constater que ces hommes et ces femmes courageux sont tombés comme des poires mûres dès que la dictature a jeté sa hargne sur les intellectuels et les professionnels de la classe moyenne brésilienne. Les méthodes ont changé, mais il n’en reste pas moins que la destitution de Dilma Rousseff et l’arrestation de Lula da Silva pour des accusations fantomatiques de « « corruption » démontrent que même les « filleuls politiques » d’Eunice, c’est-à-dire le Brésil, qui résiste à tout ce que représente Jair Bolsonaro, sont autant fragiles.

El Lugar de la otra,

Restons en Amérique du Sud mais passons à la côte Pacifique chilienne. Et nous arrivons à la plus belles des dames perdantes pour ainsi dire, c’est-à-dire aux films en compétition qui n’ont pas été primés. El Lugar de la otra, ou La Place de l’Autre… un petit bijou de film au fond tragique. La réalisatrice Maite Alberdi raconte une histoire originale de femmes inspirée d’un événement réel qui a choqué la société chilienne au milieu du siècle dernier. Un beau jour de 1955, Maria Carolina Geel, écrivaine connue dans le pays, assassine devant tout le monde son amant dans la salle à manger d’un hôtel de luxe à Santiago…

La protagoniste du film est une autre femme, Mercedes, employée du tribunal compétent et secrétaire du juge chargé du dossier. Une série de regards muets entre l’accusé et le secrétaire du parquet déclenche chez cette dernière une sorte d’identification psychologique qui l’amène à profiter de sa position au tribunal pour aller effectivement vivre dans la maison de l’accusé. Un peu comme si l’écrivaine meurtrière devenait une sorte de modèle dont il faut prendre la place, ou un miroir de l’âme pour l’employée de la justice. Peut-être un complexe de classes sociale qui se resoude par la prise de la place de l’écrivaine de la haute par la petite bourgeoise ? Peut-être une attirance lesbienne non assumée ? Impossible de l’affirmer, mais la question est légitime. Ce que nous savons avec certitude, cependant, c’est qu’à la demande de la célèbre poétesse chilienne Gabriela Mistral, par décret présidentiel, Maria Carolina Geel a obtenu la grâce. Mais ce n’est pas seulement parce que la justice n’est pas aveugle à la structure de classe sociale, et par conséquent une grâce de classe a sauvé l’écrivain de la prison à vie ou de la peine de mort.

En fait, ce film de Maite Alberdi nous enseigne une chose inattendue sur la société patriarcale latino-américaine, c’est à dire que les femmes de la haute société coupables de crimes graves étaient souvent pardonnées avec diverses explications juridiques, et, non pas tant pour rendre service aux femmes en tant que telles, mais plutôt pour rendre leurs actions invisibles et ainsi maintenir l’image de la femme angélique, et en fait contrôlée, dans la société. Il y a aussi un sombre message subliminal dans toute cette histoire, comme l’explique la réalisatrice, « l’écrivaine meurtrière revendiquait un droit, celui d’être… méchante »… comme le sont les hommes. Le droit des femmes à la méchanceté… sic, voilà matière à réfléchir. 

Terminons par une dernière réflexion : vus les lieux où se joue le drame, une courte digression politique est due de ma part, en tant qu’homme né dans le sud de l’Europe : le Santiago des années 1950, comme Buenos Aires, Montevideo, Sao Paulo et Rio de Janeiro de ces années-là, n’ont rien à envier en termes de développement économique et culturel à Lisbonne, Madrid, Barcelone, Rome, Milan et Athènes de la même époque. Il serait bon que nous, les PIGS d’Europe (portugais, italiens, grecs et espagnols), comme ils nous décrivent maintenant dans l’anglosphère et sous des latitudes plus septentrionales, nous souvenions que ces pays du cône sud de l’Amérique latine, y compris le sud du Brésil, ont glissé dans le  « tiers-monde » en raison d’un assaut néolibéral anglo-américain prolongé… il conviendrait de garder cela à l’esprit pour ne pas finir de la même manière.

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