Coup de poker, coup de dés, coup de massue, on a tout dit ou presque sur la décision d’Emmanuel Macron de dissoudre l’Assemblée nationale française sauf le terme terme de « disruption » qui a toujours été la marque de commerce du président de la République. Il réaffirme ainsi son penchant libertarien qui fait des institutions politiques une variable d’ajustement d’une société dont il suppose qu’elle est devenue « liquide » dominée par les flux et les reflux du Marché et par les transformations induites par les technologies de l’information. Guy Debord est passé par là avec la société du spectacle.
Une société liquide
Il y a quelque chose de spectaculaire en effet, dans le moment disruptif qu’il veut incarner et qu’il revendiquait déjà comme ministre des Finances. « l’innovation et la disruption font partie de notre paysage et de notre futur ». En 2018, il l’emploie six fois lors d’un entretien au magazine Forbes : «Il voit [son] pays soit ouvert à la disruption » en évoquant en particulier les cas d’Uber et Airbnb ». Voilà sans doute pourquoi il s’est montré toujours réticent à leur réglementation.
Mais qu’est-ce que la disruption ? C’est au sens propre l’ouverture brusque d’un circuit électrique. En économie la disruption change un marché non pas avec un meilleur produit — c’est le rôle de l’innovation pure —, mais en l’ouvrant au plus grand nombre. « C’est le retour du même » pour le philosophe Thomas Schauder. Mais avec quel effet et comment se distingue-t-il de la révolution ? La rubrique que lui consacre Wikipédia donne quelques éclairages à cet effet « Contrairement, donc, à la révolution, qui est un changement brusque et potentiellement violent, impliquant l’émergence d’une organisation radicalement nouvelle, la « disruption » se contente d’une réorganisation à court terme ». Ce qui a conduit le philosophe Bernard Stiegler d’en prendre le contrepied en proposant d’en faire l’axe d’une transformation sociale et politique en profondeur. Le titre de l’un de ses ouvrages est éloquent à cet égard .Dans la disruption : Comment ne pas devenir fou ?, Paris, Les Liens qui libèrent, 2016 . C’est ce que nous vivons aujourd’hui .
Voilà qui donne un éclairage clair sur les intentions politiques d’Emmanuel Macron. Depuis trente ans déjà, les trois blocs issus de la Révolution se retrouvent réduits à leur élément chimiquement pur : le libéralisme, le socialisme et enfin le nationalisme qui naît du choc de ces deux derniers comme le commun dénominateur pouvant les réaliser. Pour le meilleur et pour le pire. Emmanuel Macron l’avait bien compris et avait fait le pari d’un dépassement des divisions entre gauche et droite en proposant une union libéral-socialiste permettant de rallier à la fois la gauche progressiste, la démocratie chrétienne et les déçus du libéralisme républicain. C’est ainsi qu’il a été élu président. Mais sa pratique effective du pouvoir l’a conduit à des réformes libérales sans véritables contreparties sociales (Gilets jaunes, Réforme des retraites…) : ce qui a conduit de larges pans de la population vers le Rassemblement national, agité comme épouvantail afin de conserver cette alliance disparate.
Cette alliance conjoncturelle ne tient plus. Elle était déjà une fiction avant, elle l’est davantage aujourd’hui. Car pour maintenir les équilibres, il faut une séparation franche et raisonnée entre familles politiques de gauche et de droite. Elle est nécessaire comme les masses froides et chaudes pour la régulation du climat.
Politique moléculaire
Pour comprendre ce qui se joue en France, mais aussi, mutatis mutandis, en Europe, dans nos sociétés contemporaines, il convient de faire un pas de côté. Il s’agit de s’interroger sur la manière dont se fabrique l’opinion publique aujourd’hui. Cette fabrique, on le sait, passe par le numérique (les réseaux sociaux, le smarthphone, et demain l’IA) comme hier cela passait par la télévision, avant hier par les ondes hertziennes et in illo tempore par l’imprimerie. Déjà Marshall McLuhan écrivait il y a 60 ans que tout changement technologique majeur induisait chez les individus les plus progressistes à devenir conservateur. C’est ce qui se passe aujourd’hui. La politique est devenue moléculaire, comme le proposait Félix Guattari en 1977 par ce qu’il a appelé avec Deleuze : l’Agencement collectif d’énonciation. « Même lorsque c’est un individu qui parle, son énonciation — tout comme sa subjectivité — ne saurait se réduire à son individualité.… Autrement dit,lorsque l’on croit saisir un objet entre ses mains — ou, ce qui revient au même, dans son esprit —, ou lorsque l’on se pense un sujet plein et entier — par exemple parce que l’on pense et que, donc, on croit que l’on est —, en fait, il ne s’agit que de l’instantané (le snapshot) d’un agencement qui, lui, est d’emblée collectif et aussi volatile que le sont les rêves dans le poème de Poe. »
Le transnational
Cette citation de Stéphane Nadaud qui préface l’édition 2012 (Éditions Amsterdam Paris) permet d’introduire les travaux de Pierre Lévy sur la cyberdémocratie dans le prolongement de ceux de Guattari. Le numérique fait surgir en effet une nouvelle configuration du politique qui est non pas nationale ou inter-nationale, mais trans-nationale et trans-culturelle. Cela pose la question de la transformation de l’État-nation en état-culture. Ce fut la conclusion de mon essai sur la diversité culturelle vers un état culture. Le national comme appartenance structurante du politique surgit de la prise de conscience du pluralisme qui préside à son avènement. Il peut être vu soit comme opportunité, soit comme une menace. Cela n’est pas nouveau. C’est l’éternel dilemme du nomade et du sédentaire. Celui qui par sa présence transgresse ou saute par-dessus la frontière est désigné comme la victime sacrificielle. En son temps, même Aristote se plaignait déjà des étrangers trop nombreux à Athènes.
Une génération plus Platon attaque bille en tête certains de ces métèques venus des colonies (Magna Grecia) qui apportent avec eux une nouvelle discipline du parler-la rhétorique qu’il va déconstruire pour inventer sa propre discipline-la philosophie- et un nouveau modèle qui va devenir le marqueur du gouvernement de la cité (suivez mon regard) : le prince philosophe. Le logos, la parole raisonnante (le discours écrit), devient donc le référent de la politique jusqu’à aujourd’hui. L’émotion et celui qui la met en mouvement par l’imagination — le poète — sont relégués à la périphérie, chassée hors de la cité.
Tout se rejoue à l’aulne de cette polarité entre le dedans et le dehors, la raison et l’imagination, le féminin et le masculin qui renvoie à la terre et à son magnétisme, à sa gravité dont s’empare un Antée pour revenir plus fort et plus menaçant. Car cette force tellurique c’est ce qui est non dit, l’Inconscient oblitéré dont le bouc émissaire, c’est l’étranger, le migrant ou plus exactement l’immigrant, clandestin ou pas. (L’utilisation du terme « migrant » par la sociologie est dangereuse, car il place les étrangers licites ou illicites dans un éternel nomadisme. Et donc dans une position. minoritaire)
Comment donc surseoir à « ce retour du même » ? En recréant des liens de confiance, cela se passe au niveau moléculaire, réticulaire par le renouvellement de la conversation, du lien d’amitié, du désintéressement dans le lien d’amitié, de la discussion bien tempérée, en reprenant le fil du dialogue au-delà des invectives et des insultes attisées par les réseaux sociaux… (Les Grecs, nous apprend Arendt, considéraient la Polis comme le lieu du désintéressement. C’est pourquoi ils se méfiaient des artistes et des artisans qui avaient eux des intérêts particuliers à faire valoir. Voilà aussi pourquoi ceux qui pouvaient exercer la démocratie étaient ceux qui se trouvaient par leurs rangs au-dessus des contingences matérielles : une petite minorité de patriciens athéniens.
Aujourd’hui, qu’en est-il ? Les citoyens se trouvent à appartenir à des communautés diverses et variées, transnationales, professionnelles,politiques, sociétales avec des liens plus ou moins lâches allant de la famille à l’appartenance nationale ; tout cela configure ce que Guattari avait préfiguré sur les agencements collectifs d’énonciation qu’il s’agit maintenant d’articuler politiquement. C’est le défi de l’Europe et c’est le défi de notre siècle. Je suis de ceux qui croient que ces agencements appartiennent à une très ancienne tradition transnationale et transculturelle qui, durant la Renaissance, s’est incarnée dans l’humanisme. Cela passe par l’éducation, mais aussi par l’affirmation de ce lien. C’est ce lien, ce troisième terme qui est porteur de civilisation et auxquelles la plupart de nos sociétés civiles sont prêtes si on aménage un espace pour qu’il soit entendu. Cet espace n’est pas nouveau. Son périmètre se retrouve dans l’article quatre de la Déclaration des droits de l’Homme de 1789 « - La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi. ». Autrement dit, cet espace se trouve en équilibre entre l’intérêt particulier et l’intérêt général sanctionné par un contrat social et républicain.
Le nouveau Front populaire : nouveau contrat social?
Les délais si courts imposés obligent la gauche à devoir s’unir aux forceps et s’entendre sur ce nouveau contrat social. La tentation est grande d’utiliser en miroir la disruption pour la lier à sa vision de la politique. C’est la stratégie de rupture que veut imposer Jean-Luc Mélanchon pour s’emparer du pouvoir. Mais la rupture qu’il revendique n’est plus liée à la révolution dite politique. (Mais à vrai dire toute révolution est à la lettre disruptive. Elle reconduit le mouvement au point zéro avant de recommencer le cycle) Elle s’inscrit par contre-pied dans la disruption ultralibérale… avec un discours de revendication intempestif et violent qui accentue les clivages au sein même des classes populaires. L’effet est catastrophique : on la vie et contribue à les précipiter dans les bras du RN dont l’image policée rassure. C’est ainsi que les insoumis deviennent les idiots utiles des ultralibéraux de Renaissance.
De fait, cela ouvre au centre une voie médiane. L’éternelle troisième voie, toujours problématique et difficile à percevoir pour les électeurs parce qu’elle est recouverte par le bruit et la fureur et la surenchère du discours des autres familles politiques pressées de prendre le train en marche. On le voit bien avec la déclaration d’Eric Ciotti, le leader des Républicains qui fait aujourd’hui alliance avec le Rassemblement national. Pour ce leader de droite, le désordre se trouve à gauche dans ce qu’ils considèrent être leurs discours revanchard et anarchiste, tenus justement par LFI. Du coup la gauche et la droite se neutralisent et laissent le centre à l’aile ultralibérale et macronisme, oblitérant dans ce mouvement la voie médiane celui que porte notamment le parti Place publique. » Rappelons à cet égard le dicton tiré du roman « Le Guépard » de Lampedusa » Il faut que tout change pour que rien ne change ». Sachons déjouer ce pronostic.