La francophonie à l’épreuve de sa diversité

Initialement publié  le 4 mai 2011

Roger Dehaybe est un homme de culture et un haut diplomate de nationalité belge. Il a présidé le « Comité de réflexion pour le renforcement de la Francophonie » dont les conclusions ont fourni la base du nouveau cadre institutionnel de la Francophonie. De 1999 à 2005, Roger Dehaybe était l’administrateur générale de l’Agence intergouvernementale de la Francophonie (AIF). C’’est donc un homme du sérail longtemps au cœur de l’action de la francophonie qui nous livre son regard sur cette organisation et sur cet espace international.

Vous avez piloté la réforme de la francophonie. Quel rôle peut jouer cet espace de coopération dans les relations internationales ?

Il faut d’abord dire qu’est ce que c’était que la francophonie avant et qu’est ce qu’elle est devenue aujourd’hui. La francophonie telle qu’elle a été imaginée dans les années 1960 était pour beaucoup un instrument néocolonial, mais qui, en quelque sorte, a bien tourné. Plusieurs avaient une vision nostalgique et espéraient que, grâce à la langue française, les gens garderaient un même système de pensée. Mais à côté, heureusement, des personnalités ont développé une réflexion plus politique et plus élaborée. Je pense surtout à Senghor et Césaire. Dans les années 1930, des africains, des antillais, des afro-américains, développent, à Paris, une réflexion sur leur identité. C’est de cette réflexion que naitra le concept de « négritude » : nous les Nègres sommes porteurs de culture, de valeurs, et entendons apporter notre pierre à l’édifice de la culture mondiale. Ainsi, ils étaient dans une démarche de refus du modèle culturel dominant européen. Quand Senghor devient chef d’Etat, il milite pour créer une francophonie qui soit un espace à l’intérieur duquel des cultures différentes pourront communiquer grâce à une même langue en commun. Ainsi, quand je parle de ma culture à des Vietnamiens qui me parlent des leurs, grâce à « la langue de partage » on parvient à communiquer, et dans cette démarche, nous renforçons nos spécificités. Dans cet esprit, la francophonie est sans doute la seule organisation internationale qui se propose de développer et de renforcer les différences appréhendées comme une valeur ! Alors que l’UE veut supprimer tout ce qui est différent entre les Européens, la francophonie, elle, est un espace qui veut permettre à chaque culture et à chaque peuple de s’affirmer comme différent de l’autre. C’est assez paradoxal : grâce à une langue de communication internationale, on donne la possibilité à des cultures de s’affirmer et de se renforcer.

A ce propos, il y a un concept avec lequel je ne suis pas d’accord : c’est le terme de « culture francophone ». C’est un contresens. Comme de dire par exemple que la langue française est la « langue des droits de l’homme » : au XII° siècle, les Mandingues avait déjà fait leur propre charte des droits de l’homme. Toutes ces affirmations, ce sont les séquelles de la francophonie des années 1960. Heureusement, elle n’a pas duré longtemps, c’est celle de Senghor qui a gagné.

De manière plus particulière, en quoi la francophonie peut participer au développement de l’Afrique ?

On peut utiliser la langue française comme un outil de développement. Il y a eu une mauvaise lecture de la francophonie qui a longtemps considéré que sa seule finalité c’était la langue française en soi. La langue française est un outil, non un objectif. Quand nous nous battons pour maintenir le français dans l’UE et à l’ONU, c’est pour que les pays francophones ne soient pas marginalisés diplomatiquement, donc on protège des intérêts stratégiques. La défense de la langue française c’est aussi un moyen pour que les pays du Sud francophones puissent garder toute leur place dans les organisations internationales et continuent à se faire entendre sur la scène internationale. En tant qu’outil de communication, d’échanges, le français est un facteur de développement pour les populations qui le partagent. Ainsi, par exemple dans le domaine des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Aujourd’hui, 5% des pages internet au niveau mondial sont en français, alors que les francophones représentent 2% de la population mondiale. Les francophones ont donc une visibilité plus forte que leur place réelle.

Est-ce que la francophonie ne se construit pas à l’encontre des cultures des pays qui en font partie ?

Dans toute organisation internationale, vous avez un problème de rapport de forces : la francophonie est principalement portée par la France. La première image qu’on en a, c’est celle de la puissance de la France. Ce n’est pas une critique que je porte, c’est un constat : tous les pays utilisent une organisation internationale pour faire avancer leur propre agenda. Je ne reproche pas à la France de peser sur la francophonie, mais il appartient aux non-Français de faire en sorte que ce rapport de forces reste équilibré.

J’aimerai prolonger votre question sur un aspect qui me tient particulièrement à cœur, la question de l’éducation. A mes yeux, une des raisons de l’échec des politiques d’éducation dans les pays francophones, c’est le fait qu’on alphabétise en français. 95% des enfants en Amérique latine sont alphabétisés dans leur langue maternelle, 70% en Asie et 13% seulement en Afrique francophone. Tout le système francophone d’éducation est resté sur le modèle néocolonial qui ignore les langues locales.

Pour l’enfant européen, sa formation c’est : l’école, la famille, la télévision, internet. En Afrique : l’enfant n’a pas internet, la télévision par intermittence, il lui reste l’école, mais il n’a pas la famille, car quand il rentre de l’école, ses grands-parents ne savent pas lire des livres écrits dans une autre langue. Cessons de croire ou de dire que tous les citoyens des pays francophones connaissent le français. Le dernier et passionnant rapport sur l’état de la langue française réalisé par l’OIF est éclairant : ainsi, par exemple, ce rapport donne pour le Niger, pays fondateur de la Francophonie (Traité de Niamey) le chiffre de 12% de francophones ! On perd l’impact de l’éducation familiale dans la formation scolaire des enfants. L’enfant africain est le seul enfant du monde qui n’a pas la possibilité d’apprendre avec ses grands-parents.

Il existe pourtant une solution alternative : la pédagogie convergente. Les premières années de l’école, on apprend à l’enfant à lire et écrire dans sa langue maternelle, et c’est seulement à partir de l’équivalent du CE1 qu’on lui apprend la langue française. Les expériences pilotes ont prouvé que l’enfant qui a appris le français de cette manière, le connait mieux que les autres : on a un taux de réussite du primaire au secondaire supérieur à celui de la pédagogie traditionnelle. En plus, la pédagogie convergente est moins chère que la pédagogie traditionnelle. Cette approche, qui est celle de l’Amérique latine, de l’Asie, n’est pas mise en œuvre en Afrique francophone si ce n’est de manière extrêmement limitée (expérimental !)

Il y a plusieurs raisons à cela. Le français reste pour tous ces pays la langue de l’unité nationale et territoriale. Si on doit prendre en compte les langues maternelles des uns et des autres, il va falloir faire une politique de décentralisation, alors que le français est la langue de la centralisation. Deuxièmement, il n’y a pas de marché pour les manuels scolaires dans les différentes langues africaines, notamment celles qui concernent des communautés réduites. Les parents ont aussi des complexes par rapport aux langues ethniques, ils préfèrent envoyer leurs enfants dans des écoles classiques. Dans ces cas de figure, la langue française s’oppose en effet aux langues et aux cultures locales, et il y a beaucoup de complices à cet état de fait. Il faut faire attention à ce que le français ne serve pas une politique de répression des cultures et des langues des différents pays. On ne prend pas assez garde à cela.

Propos recueillis par Marwa Belghazi et Emmanuel Leroueil

L’article a initialement été publié sur

www.terangaweb.com

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