« La raison du plus fort est toujours la meilleure ». En attaquant l’Ukraine, le maître du Kremlin jette aux orties le masque du « Soft Power », qui lui avait servi à embobiner les leaders occidentaux et dévoile sa véritable nature qui est aussi celle de l’histoire impériale de la Russie : le chef de gang protégeant les intérêts d’une caste. C’est ce mensonge immémorial que déconstruit méthodiquement l’essai de Jean-François Bouthors.
L’auteur s’était déjà attaché à le faire en 2016 dans son livre « Comment Poutine change le monde » (éditions François Bourin). À l’époque il concluait son ouvrage par cette interrogation glaçante : « Comment sortir du choix “impossible” entre la soumission à la vision du monde qu’il véhicule et une confrontation de plus en plus tendue, au bord du gouffre d’une nouvelle guerre mondiale qui promet d’être effroyable ? » L’agression de l’Ukraine la repose de manière crue et radicale.
Les éléments de réponse, Bouthors la trouve dans les convulsions du régime soviétique agonisant. En 1982, Andropov, chef du KGB, commande un audit à deux chercheurs. Leur conclusions sont catastrophiques. L’URSS est une faillite totale. Pour tenter de sauver les meubles, Andropov favorise la montée de réformateur Gorbatchev. Il s’agit en effet reformer les institutions et de re-injecter les capitaux que l’autocratie avait discrètement envoyé à l’Ouest pour se constituer un pactole. Mais le putsch avorté met à mal les reformes de Gorbatchev et Elstine retire la Russie du pacte soviétique. Dès lors tout est à vendre. Le filet de sécurité sociale qui permettait à la population de se sentir protégée disparaît; l’armée vend ses stocks au marché noir. Poutine se retrouve alors à Dresde à la croisée des services secrets russes, est allemands et occidentaux. Il est à même de comprendre la nouvelle donne et de mettre à profit les contacts qui lui donneront accès aux plus hautes sphères du pouvoir.Car il s’agit de défendre les intérêts de la nomenklatura en général et du clan Elstine en particulier. L’Histoire que les penseurs libéraux comme Fukuyama ont trop vite enterré, servira ensuite à légitimer la reprise en main du pouvoir de la caste qui avait failli lui échapper.
En six chapitres touffus, faisant la navette dans l’histoire récente, le journaliste qui édita tous les livres d’Anna Politoksvaïa, assassinée en 2003, nous raconte les étapes de cette sinistre escroquerie, la plus colossale sans doute du XXe siècle. Le terrorisme islamique tombe à point nommé pour accréditer Poutine en tant qu’adversaire intempestif du Djihad. La raison d’État lui servira en politique extérieure pour avancer ses pions et en politique interne pour faire taire les voix dissidentes. Le dernier en date étant celle de Alexeï Navalny. La machine du tsar postmoderne est en place « FSB dont il est issu seront les « nouvelles chemises noires ».
L’Occident, trop sûr de son économie de marché, ce « doux commerce » cher à Montesquieu, principe sur lequel d’ailleurs est fondée l’UE , n’y voit que du feu. Poutine, comme Hitler avant lui, a compris qu’il pouvait ne retenir du libéralisme que son volet économique. Car son principe actif, chimiquement pur c’est la prédation, le darwinisme social, la loi du plus fort. Voilà sans doute pourquoi les démocraties libérales n’ont pas voulu voir la vraie nature du régime poutien. Car, il leur tend le miroir de leur propre histoire. Le colonialisme qui a ouvert de nouveaux marchés par la baïonnette et les canons en asservissant des peuples entiers lui revient comme un boomerang. C’est ce que tentent d’instrumentaliser Poutine et les régimes autocrates. Ce moment darwinien que décrit l’auteur où « les dès sont jetés » où « rien ne va plus » concerne aussi plus que jamais les démocraties européennes.
Comment se comporter à la force ? La fuir ou s’y opposer ? Et à quel prix ? Telles sont les questions que le journaliste pose en conclusion de son ouvrage. À cet égard il cite Jan Patochka, premier porte-parole de la charte de 77. Il s’agit d’abord de résister à sa fascination « Car la Force fascine et nous continuons à nous laisser guider par elle ». C’est ce qu’un autre chercheur, René Girard, nomme le « désir mimétique » et qui conduira au conflit s’il se nourrit du ressentiment à l’égard de celui qui est imité en vain sans en être reconnu. Cela passe par la connaissance et l’éducation. « L’Europe, disait Camus, n’a jamais été que dans la lutte entre midi et minuit. Elle ne s’est dégradée qu’en désertant cette lutte en éclipsant le jour par la nuit ». À bon entendeur…
Jean-François Bouthors
Poutine, la logique de la force
L’Aube, 2023
235 pages 17,90