Comment naît l’hypertexte ? Quels en sont les enjeux ? Quels effets sur le roman ? Professeur en sémiotique cognitive à l’Université d’Ottawa, Christian Vandendorpe s’intéresse à ces questions depuis longtemps . Il a notamment publié Hypertextes. Espaces virtuels de lecture et d’écriture. (Collectif en collaboration avec Denis Bachand), Québec, Nota Bene, 2002 ; Du papyrus à l’hypertexte. Essai sur les mutations du texte et de la lecture, Montréal, Boréal , Paris, La Découverte, 1999,
Le concept d’hypertexte a été créé en 1965, par un jeune étudiant californien, Ted Nelson, qui avait imaginé. le monde fabuleux de Xanadu bien avant qu’apparaisse le Web, dont il était la préfiguration. Mais la réalité de l’hypertexte n’arrivera dans le grand public qu’en 1987, année où Apple lance sur le marché un MacIntosh équipé du logiciel HyperCard, dû à Bill Atkinson. La même année, Michael Joyce commence la rédaction de Afternoon, a story, un hypertexte constitué de 539 “ fragments ” et 950 hyperliens. Ce roman d’un nouveau genre sera décrit par Robert Coover comme l’équivalent dans la nouvelle ère numérique de ce que fut la Bible de Gutenberg pour l’imprimerie, et dont il devrait marquer la fin prochaine (Robert Coover, “The end of books”, New York Times Book Review, 21 juin 1992). Dans la foulée, des théoriciens comme G. Landow croient déceler dans cette forme d’écriture la quintessence de la modernité :
“ L’utilisation des hyperliens, qui constitue l’un des traits caractéristiques de l’hypertexte, incarne aussi les notions d’intertextualité de Julia Kristeva, l’accent mis par Mikhaïl Bakhtine sur la polyphonie, la conception de réseaux de pouvoir développée par Michel Foucault et les concepts de pensée nomade et rhizomatique propres à Gilles Deleuze et Félix Guattari. (George P. Landow (Ed.), Hyper/Text/Theory. The Johns Hopkins University Press, 1994, p. 1 (Notre traduction )
Avec des fées aussi puissantes penchées sur son berceau, la fiction hypertextuelle semblait destinée à prendre bientôt la relève du roman et à devenir la lecture obligée de la nouvelle génération. Or, force est de reconnaître que cette prédiction ne s’est pas réalisée. Après plus de quinze ans d’existence, ce nouveau genre n’a toujours pas trouvé sa voie et ses réalisations restent limitées à des exercices d’école. C’est le constat dressé notamment par Samuel Archibald, qui a fait une critique détaillée des contradictions auxquelles se heurte cette nouvelle esthétique et montré les confusions théoriques sur lesquelles elle repose.
On trouve un même jugement d’échec chez Tim Parks, qui a examiné une décennie de productions hypertextuelles en se plaçant au double point de vue d’auteur et de lecteur. Selon lui, l’équivoque fondamentale de la fiction hypertextuelle repose sur la fameuse liberté des parcours de lecture offerte par le nouveau médium : à quoi peut-elle bien servir en matière littéraire ? Comme il le dit très justement : “ Quand je lis l’œuvre de quelqu’un d’autre, c’est pour confronter sa vision avec la mienne, et non pour me rendre à des endroits familiers ” . Tim Parks, “ Tales told by the computer ”, The New York Review of Books, vol. XLIX, no 16, 24 octobre 2002.
Un autre problème majeur est que les hypertextes littéraires ayant le plus souvent recours à une navigation opaque, ils ne permettent pas au lecteur d’éprouver un sentiment d’achèvement : l’absence de clôture ne permet pas au lecteur de récapituler ce qu’il a lu et de le considérer comme une totalité.
En fait, il ne serait pas faux de dire que ce type d’hypertexte littéraire constitue une régression plutôt qu’un progrès dans l’évolution des formes. Le lecteur d’un hypertexte est en effet soumis au bon plaisir de l’auteur ou des choix aléatoires que le programmeur a inscrits dans l’œuvre. Cela peut aller jusqu’à se voir refuser toute possibilité de retour en arrière ou de relecture des pages lues au cours d’une séance antérieure, comme c’est le cas avec Afternoon. On est ainsi privé des ressources propres à la situation de lecture et replacé dans la position d’un auditeur de littérature orale, où le conteur exerce un contrôle absolu sur son public, mais sans que l’on jouisse de l’intense sentiment de participation correspondant. Un tel retour à une textualité linéaire fait fi des outils tabulaires que le livre avait mis à la disposition des lecteurs, particulièrement depuis l’avènement du codex .En outre, la nécessité d’assurer une déambulation libre ou aléatoire entre les fragments ne permet pas à l’auteur de mettre en place des effets de suspense, de retournement spectaculaire, de retour calculé d’un leitmotiv, de rappel discret d’un événement antérieur ou d’éclairage nouveau sur celui-ci. Bref, l’hypertexte retire des mains du créateur, et aussi du lecteur, toute la production des jeux de sens relevant de la structure de l’œuvre, que peut seule offrir une lecture inscrite dans une temporalité.
A en juger par l’expérience des années 90, cette conception de l’hypertexte ne semble donc pas en voie de réussir à naturaliser sur écran le roman tel que nous le connaissons depuis plusieurs centaines d’années. En revanche, l’ordinateur permet de poser une question encore impensable jusqu’à tout récemment, qui est de savoir si le roman pourra survivre en dehors de son milieu naturel qu’est le codex.
Pour cet animal sémiotique par excellence qu’est l’être humain, si aisément engagé dans la poursuite des signes, le roman s’est révélé une invention particulièrement efficace et économique, surtout si on le compare à ces médias très lourds que sont le théâtre, le cirque, l’opéra ou le cinéma. Il constitue en effet une activité accessible au lecteur au moment qui lui convient le mieux et dont le mode de consommation est entièrement personnalisé : rythme lent ou rapide, ponctué à volonté de retours en arrière ou de coups d’œil anticipés sur le dénouement. Un bon roman peut ainsi procurer à son lecteur des heures d’évasion dans l’imaginaire, en offrant en prime une plongée dans la psyché de ses semblables ou la découverte de réalités sociales, historiques et documentaires de tout genre. Tout cela fait de ce genre protéiforme le creuset des cultures nationales en même temps qu’un objet privilégié d’individuation et de manducation scolaire. Pourtant, le roman semble incapable de migrer sur ordinateur. Plus précisément, ce nouvel environnement est en train de donner une vie propre et une grande expansion à divers genres autrefois réunis sous la vaste ombrelle du roman..
Le domaine de la littérature intime connaît une explosion spectaculaire avec les journaux personnels et les “ blogues ” (de l’anglais weblogs) grâce auxquels tout un chacun peut maintenant publier sur le Web ses opinions et ses états d’âme sans aucun filtre éditorial. Beaucoup de ces passionnés de l’expression personnelle sont regroupés dans des communautés virtuelles ou font de leur site des carrefours ouverts à d’autres cyberdiaristes et se commentent mutuellement. Ces journaux offrent une source inépuisable de lectures à celui qui cherche dans la littérature des aperçus sur le rapport particulier que chacun établit avec soi-même et autrui.
Jouant sur un autre registre, le monde de l’information en continu a transformé la vie quotidienne en un récit à épisodes dont nous sommes en train de devenir aussi dépendants que la société du XIXe siècle pouvait l’être des romans-feuilletons. Alors que les sociétés primitives du Temps immobile ou cyclique satisfaisaient leur faim d’histoires dans le récit constamment repris de leur mythologie, notre société en flux rapide a transformé ses chefs d’État et ses vedettes du sport ou du cinéma en héros mythiques, tantôt voués à l’admiration des masses, tantôt à leur vindicte, avant de les laisser retomber dans l’oubli.
Enfin, la fascination pour les mondes imaginaires trouvait jadis à se satisfaire dans le roman d’aventure,le fantastique et la science-fiction. Aujourd’hui, les amateurs de ce genre d’histoires seront le plus souvent séduits, surtout s’ils sont jeunes, par les fictions interactives de types variés que leur offre le vaste univers des jeux sur ordinateur : jeux de rôle, d’aventure, de course, de combat, de stratégie et de civilisation. Il suffit d’observer des adolescents en train de jouer à ces jeux pour mesurer à quel point ils sont engagés dans une activité de poursuite des signes fort similaire à la lecture, par certains aspects. Là aussi, à des degrés divers selon les types de jeux, il s’agit de fabriquer du sens à partir de données discrètes, de tenir compte des indices accumulés en cours de route, de résoudre des énigmes pour pouvoir se sortir d’une situation difficile, d’inférer des comportements de la part de ses alliés ou de ses adversaires. L’interactivité fait de ces fictions des environnements captivants à l’égard desquels beaucoup de joueurs développent une véritable dépendance. Le joueur placé en position d’acteur a en effet l’impression de contrôler le jeu, d’en être le héros. Le phénomène de mimèsis y est donc beaucoup plus complet que dans une activité de lecture ou même au cinéma. Sur le marché des opérations sémiotiques, le jeu vidéo l’emporte aisément sur les médias antérieurs, qu’il a d’ailleurs commencé à phagocyter, ainsi que l’attestent les jeux basés sur des romans (Tom Clancy) ou sur des films (Star Wars).
Enfin, cet univers des jeux rejoint l’intérêt croissant de notre culture pour les images. L’ordinateur accélère en effet un mouvement commencé avec l’avènement du cinéma et de la télévision, qui nous éloigne irrémédiablement de l’ère de la logosphère pour nous faire entrer dans celle de la vidéosphère, qu’a fort bien décrite Régis Debray. Le langage n’est plus le médiateur privilégié de notre rapport au monde ni de la cohésion sociale : il partage désormais son pouvoir avec celui des images et des symboles visuels. Et le statut de la littérature s’en ressent forcément, ainsi que ses modes d’influence.
Ce reflux de l’empire du logos combiné avec la montée des images tend à court-circuiter les réflexes analytiques et à anesthésier la critique. Il donne un pouvoir sans partage aux chefs d’État qui promettent de l’action en continu sur petit écran.