Article écrit par Olivier Favier sur son site internet On ne dormira jamais.
À Chasselay, dans le Rhône, au milieu des champs à l’écart du village, se dresse un « Tata sénégalais ». Ce curieux cimetière, érigé en 1942, est tout ce qui témoigne de la défense héroïque de Lyon par les Troupes coloniales, à un contre cent, les 19 et 20 juin 1940, aux derniers jours de l’invasion nazie. Les rescapés noirs furent séparés des soldats blancs par la division SS Totenkopf, exécutés à la mitrailleuse ou pour certains écrasés sous les chars.
À l’autre extrémité d’une histoire marquée par la réclusion de quelques soixante-dix mille prisonniers « indigènes » dans les Frontstalags de la zone occupée, on trouve le massacre de Thiaroye, le 1er décembre 1944, perpétré cette fois par les troupes de la France libre.
Armelle Mabon, maître de conférence à l’Université de Bretagne-Sud, a consacré plusieurs années de recherches à cet événement encore partiellement documenté. Ce travail minutieux n’est pas sans rappeler celui du regretté Jean-Luc Einaudi sur le 17 octobre 1961. Alors que le Président de la République a commandé une exposition pour le 70ème anniversaire de ce « crime d’état », Armelle Mabon a récemment écrit à plusieurs ministres. Pour elle, cette commémoration doit être l’occasion de faire toute la lumière sur un épisode honteux de la Libération. Elle a exploré les archives et récolté des témoignages parmi les familles des acteurs et victimes de l’événement. Documents inédits à l’appui, elle apporte des éléments nouveaux sur la nature et l’ampleur du massacre.
Olivier Favier: Des rapports complexes entretenus par la métropole et ses colonies durant la guerre, l’Occupation et la Libération, des pans entiers font jour depuis quelques années, parfois même hors du cercle des spécialistes. Je pense au magnifique film de Lam Lê, Công Binh, la longue nuit indochinoise (2012) qui retrace le parcours des vingt mille travailleurs forcés vietnamiens venus en France durant la drôle de guerre et condamnés à suivre après la défaite un destin de parias. Depuis plus de dix ans, vos recherches portent sur les prisonniers de guerre « indigènes » dans la France occupée, une population à laquelle vous avez consacré un documentaire en 2003 et un livre en 2010, paru aux éditions de la Découverte. En quoi le sort de ces prisonniers diffèrent-ils de celui des militaires de la métropole?
Armelle Mabon: Si quelques prisonniers de guerre métropolitains sont restés en France pour leurs compétences particulières, notamment le personnel soignant, la plus grande majorité de ceux qui étaient originaires des colonies et des départements d’Afrique de Nord ont passé leur temps de captivité essentiellement en France (zone occupée) dans des Frontstalags. Comme pour les prisonniers de guerre métropolitains envoyés dans les Stalags en Allemagne, ils ont travaillé dans des Arbeitkommandos. Ce qui rend cette captivité singulière c’est l’application de cette forme de travail forcé au sol métropolitain, à la suite des nombreuses demandes de communes, d’agriculteurs et d’entreprises qui vont bénéficier ainsi d’une main d’œuvre bon marché. Des employeurs ont même rechigné à les rémunérer. S’ajoute à cela le remplacement des sentinelles allemandes dans certains Arbeitkommandos par des officiers des troupes coloniales et des fonctionnaires à partir de 1943, une requête allemande acceptée sans sourciller par le gouvernement de Vichy. Cet « encadrement » a été considéré comme une trahison par ces hommes venus défendre la France. Il faut souligner enfin le contact privilégié de ces prisonniers de guerre avec la population locale française -en particulier les marraines- mais aussi pour certains d’entre eux avec la Résistance.
O.F.: Dans votre livre, vous consacrez un chapitre au massacre de Thiaroye, qui constitue d’une certaine manière l’épilogue tragique de cette histoire oubliée. Pour raconter cet événement, il faut partir de la métropole, d’où sont rapatriés les soldats sénégalais. Combien sont-ils, en novembre 1944, à quitter Morlaix, et combien sont-ils à leur arrivée à Dakar? Quelle est leur situation matérielle, en particulier en ce qui concerne les arriérés de leur solde? Il semble que, dès cette étape, de nombreuses questions n’aient pas été correctement posées, même si les réponses qu’on peut leur apporter demeurent souvent imprécises.
Armelle Mabon: Mon livre a été publié en 2010. Aujourd’hui le chapitre sur Thiaroye ne serait plus libellé de la même manière. J’ai poursuivi les investigations sur cette sortie de guerre problématique que représente le retour des ex-prisonniers originaires de l’AOF et notamment du premier contingent débarqué à Dakar le 21 juin 1944. Dès 2000 -il y a donc 14 ans!- je me suis étonnée de ne pas trouver dans les fonds d’archives des documents officiels importants sur les droits de ces rapatriés et notamment des télégrammes et circulaires relatifs aux soldes de captivité. J’écrivais justement un article sur ces archives expurgées quand j’ai entendu le président de la République François Hollande promettre la restitution des archives sur Thiaroye au Sénégal lors de sa visite à Dakar en octobre 2012. J’ai estimé nécessaire de reprendre intégralement les recherches avec un questionnement différent: au-delà des archives introuvables quel était le contenu des documents à disposition? Dans mon documentaire comme dans mon livre, j’évoque le nombre des rapatriés qui varie selon des rapports et documents entre 1200 et 1300. C’est à Morlaix que ce contingent rassemblant les ex-prisonniers de guerre libérés par les FFI ou les Américains et provenant des centres de transition de Rennes, Versailles et La Flèche devait embarquer sur un navire britannique, le Circassia. Les chiffres émanant du commandant du navire et du ministère des Colonies concordent, avec 2000 ex-prisonniers à embarquer. Sachant que 300 ont refusé de monter sur le navire, il devait donc rester 1700 hommes. Un document titré « renseignement » trouvé aux archives du Sénégal mentionne que 400 ex-prisonniers ont refusé de poursuivre le voyage et sont restés à Casablanca, ce qui donne logiquement 1300 rapatriés débarquant à Dakar. Chaque document sur Thiaroye mérite une attention particulière et notamment une confrontation minutieuse avec d’autres documents. Premier constat, les officiers présents sur le navire ne mentionnent pas ces 400 ex-prisonniers restés à Casablanca; deuxième constat, le commandant du navire dans son journal de bord retrouvé aux archives nationales du Royaume Uni à Londres indique qu’au départ de Casablanca, tous les passagers sont à bord. En réalité entre l’appareillage à Morlaix et le 1er décembre 1944, date du massacre, il manque 400 hommes.
Quant aux soldes de captivité, élément déclencheur du mouvement de protestation chez les rapatriés, il faut effectivement bien comprendre comment l’administration militaire locale et le ministère de la Guerre ont géré l’application des droits aux rapatriés. Je précise que la teneur des circulaires et télégrammes sur les soldes de captivité est inscrite dans un rapport d’inspection du ministère des Colonies qui se trouve aux archives nationales de l’Outre-mer. Les tirailleurs « sénégalais » devaient percevoir 1/4 de leur solde de captivité dans les centres de transition, les 3/4 restants au débarquement (circulaire du 25 octobre 1944 émanant du ministère de la Guerre – direction des Troupes coloniales). Ceux venant du centre de transition de Rennes n’avaient rien perçu, ce qui explique le refus d’embarquer de 300 hommes à Morlaix.
Arrivés à Dakar, les rapatriés ont logiquement réclamé le rappel de solde et ont refusé de quitter la caserne de Thiaroye tant qu’ils ne seraient pas payés. Les autorités militaires locales n’avaient pas l’intention de le faire estimant peut-être que les anciens prisonniers avaient assez d’argent avec leurs économies déposées sur leurs livrets d’épargne des Frontstalags. Après le massacre, les autorités ont camouflé la spoliation des rappels de solde en faisant croire via une circulaire en date du 4 décembre 1944 émanant du Ministère de la Guerre (Direction des Troupes coloniales) que le contingent de Thiaroye avait perçu l’intégralité des soldes de captivité avant l’embarquement. Le ministère de la Guerre a ainsi rendu les revendications de ces hommes illégitimes. Le général Dagnan, commandant la division Sénégal-Mauritanie qui a ordonné l’opération de maintien de l’ordre, dans son rapport daté du 5 décembre va jusqu’à faire disparaître cette revendication majeure.
O.F.: Débarqués à Dakar, les soldats démobilisés sont emmenés à Thiaroye. Puis au matin du 1er décembre 1944, un important dispositif armé se déploie autour du camp. Ce qui s’ensuit fait selon les chiffres officiels 35 morts et presque autant de blessés. On évoque une mutinerie. Dans un document joint aux courriers que vous adressez le 27 mai 2014 à Jean-Yves le Drian, Ministre de la Défense, Christiane Taubira, Garde des sceaux, et Kader Arif, Secrétaire d’État chargé des Anciens Combattants et de la Mémoire, vous contestez à la fois le bilan -vous n’avancez pas de chiffres précis mais on comprend qu’il pourrait y avoir eu jusqu’à 300 morts- et la thèse d’une riposte aux « mutins » qui auraient ouvert le feu. À l’appui de cette remise en cause, vous faites état de nombreuses contradictions, vous évoquez des oublis et citez des documents inédits, notamment des photographies prises par des soldats américains. Ce manque de clarté débouche sur ce que vous nommez dans votre compte-rendu un « procès à charge ». Que se passe-t-il entre décembre et février 1945?
Armelle Mabon: Il est évident que le chiffre officiel des victimes n’est pas de 35 morts. Le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian que j’avais interpellé a fait rechercher les dossiers des victimes. Cinq seulement ont été retrouvés dont celui d’un soldat originaire de Haute-Volta mort des suites de ses blessures à l’hôpital de Dakar mais qui ne figure pas sur la liste des 11 décédés à l’hôpital. Le nombre de morts restera peut-être une zone d’ombre mais il faut se rappeler que les autorités militaires et coloniales ont sciemment diminué le nombre de rapatriés. C’est aux archives à Londres que j’ai appris via un rapport du consul général britannique que les militaires américains avaient pris de nombreuses photos. Si je parviens à les retrouver, il sera alors peut-être possible de déterminer que les ex-prisonniers de guerre tombés sous les balles des automitrailleuses ne sont pas enterrés au cimetière militaire de Thiaroye mais dans des fosses communes.
L’Armée devait s’arranger pour qu’aucune responsabilité ne lui incombe et prouver par tous les moyens que la riposte armée était indispensable. Pour cela il fallait montrer que les mutins étaient eux-mêmes lourdement armés et qu’ils avaient tiré les premiers. C’est ce que l’on peut croire à la première lecture des rapports. Mais en confrontant les documents, je me suis aperçue que les officiers se contredisaient sur la chronologie des événements, ce qui laisse apparaître un scénario terrifiant, qui ne fait pas honneur à l’armée. Les rapports ont été écrits pour rendre coupables des innocents alors qu’en rassemblant des hommes sur une esplanade pour les abattre avec trois automitrailleuses et d’autres armes automatiques, ce sont les officiers généraux et supérieurs qui ont commis un crime certainement prémédité. Le général de Boisboissel dans son rapport s’évertue à faire croire que ce sont les tirailleurs du service d’ordre -arrivés sans munition- qui ont fait le plus de morts. Le commandant des automitrailleuses n’évoque aucun tir dans son rapport alors qu’un autre officier parle bien des tirs d’automitrailleuses mais sur les toits des baraques… Pour appuyer la dangerosité des mutins, des officiers ont évoqué les tirs des mutins après la riposte mais lors de l’instruction du procès, ils ne parvenaient pas à s’accorder sur l’origine des tirs alors que d’autres relataient avec précision les tirs du service d’ordre après la lourde riposte.
Je ne peux pas m’étendre ici sur toutes les incongruités relevées. Les ex-prisonniers de guerre n’étaient pas armés et ils ont été tués alors qu’ils étaient sur le lieu de rassemblement face aux automitrailleuses.
Ceux qui étaient considérés comme les meneurs ont été arrêtés. Les chefs d’inculpation vont de la provocation de militaires à la désobéissance jusqu’à la rébellion commise par des militaires armés -au nombre de 8 au moins. L’instruction a été menée entre décembre 44 et février 45 par un jeune sous-lieutenant qui avait dû recevoir comme consigne de faire en sorte de les rendre coupables. Les mensonges se sont amplifiés alors qu’aucune vérification n’a été effectuée durant l’instruction. On trouve également des pièces à conviction qui tendent à prouver que les inculpés étaient devenus les ennemis de la France: ils auraient été travaillés par les Allemands durant leur captivité, ce qui est une autre fable. Leur appartenance à la Résistance était en revanche systématiquement niée, ils étaient présentés comme des pilleurs en métropole. La plupart ont été défendus par Lamine Guèye, avocat et homme politique sénégalais.
34 hommes ont été condamnés de 1 à 10 ans de prison, les peines les plus lourdes étant accompagnées de la dégradation militaire et d’une interdiction du territoire.
O.F.: Ces peines sont en large partie effacées deux ans plus tard par une « amnistie » pour le moins étrange, puisque les condamnés n’ont commis aucun crime. Par ailleurs expliquez-vous, cette amnistie n’est pas l’œuvre du président Vincent Auriol comme on le croit trop souvent. Quelles sont les motivations de ce pas en arrière? Quels sont les arguments qui amènent à penser que ce massacre était un acte prémédité?
Armelle Mabon: Deux des condamnés à des peines légères ont bénéficié de la loi d’amnistie de 1946 alors qu’une nouvelle loi se préparait. C’est le député du Soudan Sylvandre – alors qu’on aurait pensé à Senghor, lui-même ancien prisonnier de guerre -qui a demandé que les condamnés de Thiaroye puissent bénéficier de la nouvelle loi en préparation. Le ministère de la Guerre s’est opposé à ce que 15 des condamnés puissent bénéficier des lois d’amnistie car coupables de crime. En juin 1947, le ministère de la Guerre a consenti à suspendre l’exécution du jugement pour ceux qui étaient toujours emprisonnés. C’est donc à tort que le journal Le Réveil a fait sa une sur la grâce amnistiante accordée par le président Auriol lors de son voyage à Dakar en avril 1947. Membre de la commission des Territoires d’outre-mer, l’ancien avocat des « mutins » de Thiaroye, Lamine Guèye, a fait insérer un amendement dans la loi d’amnistie du 16 août 1947 permettant à tous les condamnés d’en bénéficier. Le secrétaire général du ministère de la France d’Outre-Mer Louis Mérat qui, en tant qu’inspecteur, a effectué l’enquête sur les événements de Thiaroye a beaucoup œuvré pour que les hommes de Thiaroye retrouvent leur dignité. Pourtant les conclusions de son enquête étaient sans appel: désobéissance, rébellion armée, paiements reçus qui dépassaient leurs droits. En décembre 1947, malgré plusieurs relances, le ministère de la FOM ne parvenait pas à faire rapatrier à Paris cette imposante enquête restée auprès du Gouverneur général de l’AOF. Louis Mérat a certainement compris qu’il avait été manipulé par les officiers généraux et supérieurs lors de son enquête, ce qui explique son insistance pour que tous les condamnés puissent bénéficier de mesures d’indulgence à peine deux ans plus tard.
Si l’amnistie efface la condamnation dans certains documents officiels, les « mutins » de Thiaroye restent coupables d’un crime qu’ils n’ont pas commis et les plus lourdement condamnés sont restés exclus de l’armée.
Concernant la préméditation, il faut savoir que la veille au soir du massacre, d’après le rapport du lieutenant-colonel Le Berre, commandant le 6ème régiment d’artillerie coloniale (RAC), trois officiers se sont retrouvés alors que les ordres avaient été donnés le matin-même par le Général Dagnan. Le prétexte invoqué à cette réunion tardive était la réception d’un renseignement comme quoi les mutins possédaient des armes automatiques et voulaient descendre un officier. Nous savons désormais que ce prétexte était fallacieux. Outre le lieutenant-colonel Le Berre, étaient présents le commandant des automitrailleuses et le commandant de la batterie d’intervention. Dans les fonds d’archives, je n’ai retrouvé qu’un seul ordre écrit du général Dagnan alors que trois sont mentionnés.
Le rapport du commandant des automitrailleuses nous apprend qu’il a reçu un ordre oral à cette réunion mais dans la description de la chronologie des faits, il s’arrête à 8H30 et reprend son récit à 9h45 alors que les salves meurtrières ont été tirées à 9H30. Cet officier était un témoin majeur pour l’instruction du procès mais il n’a pas été entendu alors qu’il était à Dakar. Cet officier ne voulait ou ne devait pas parler. C’est le commandant de la batterie d’intervention qui a procédé à l’arrestation de 27 « mutins » en passant dans les rangs.
Seul le lieutenant-colonel Le Berre a été sanctionné vraisemblabkement par le général Dagnan. Lui aussi a été amnistié en 1947. Les faits reprochés et la sanction ont été effacés de son dossier. Le 6ème RAC était particulièrement impliqué dans ce massacre et le directeur du service historique de l’armée de Terre, suite à une réclamation du fils d’une victime, s’étonne en 1973 de ne voir aucun rapport émanant de ce régiment.
Tous ces éléments (absence d’ordres écrits dans les archives, absence de déposition du commandant des automitrailleuses avec un rapport amputé du moment des tirs, sanction du commandant du 6ème RAC qui a peut-être servi de « fusible », disparition de son rapport redéposé par la suite…) me permettent de penser à une possible préméditation qu’il fallait camoufler par tous les moyens y compris par la manipulation des archives.
Je sais que c’est « énorme » surtout avec la prochaine restitution solennelle des archives qui replace Thiaroye dans une douloureuse actualité politique. Il est temps que la France s’appropie cette histoire en reconnaissant l’atteinte à dignité des hommes sans oublier les officiers qui pour certains d’entre eux ont eu à subir des agissements contraires à l’éthique de l’armée.
O.F.: À l’occasion du 70ème anniversaire de cet événement, le Président François Hollande a commandé une exposition à la Direction de la Mémoire. Quelles sont malgré tout vos craintes et quels sont vos vœux pour qu’une pareille initiative prenne tout son sens et ne s’avère pas contreproductive?
Armelle Mabon: C’est le général Leroi, directeur du service historique de la Défense qui m’a informée de la restitution solennelle des archives numérisées sur Thiaroye ainsi que d’une commande de François Hollande d’une exposition sur Thiaroye auprès de la DMPA (direction de la Mémoire, du Patrimoine et des Archives) du ministère de la Défense. Par ailleurs, j’ai appris que l’ambassade de France organisait un colloque permettant d’évoquer Thiaroye en marge du sommet de la Francophonie qui se tient à Dakar en novembre 2014. On pourrait se réjouir de cette considération nouvelle. Mais comment parler de commémoration pour ce 70ème anniversaire si au préalable la France ne reconnaît pas le massacre, la spoliation, le procès mené à charge… Je crains que les pouvoirs publics ne referment à nouveau le couvercle et n’exposent l’histoire officielle et mensongère de Thiaroye. Quant à la restitution des archives, à ma connaissance, seules les archives du service historique de la Défense ont été numérisées et on ne peut comprendre Thiaroye en s’en tenant à ces documents. D’autres archives sont d’une grande importance et les Africains ne peuvent se contenter d’une restitution partielle. Arrivée au terme de cette recherche historique qui m’a permis d’approcher des faits en questionnant des sources mais aussi en regardant de plus près les carrières des officiers, en retrouvant leurs enfants et ceux des condamnés, je pense que le premier geste de la France doit être de saisir la commission de révision de la Cour de Cassation. Par mon travail rigoureux, j’ai fait naître un doute sur la culpabilité des condamnés et, comme pour le Capitaine Dreyfus, un procès en révision doit se tenir sans renvoi, dans ce cas bien sûr à titre posthume.
La France doit aussi admettre que le chiffre officiel n’est pas de 35 morts. Sur les dossiers des victimes, est tamponnée la mention « Pas mort pour la France ». Il faut que la France reconnaisse qu’ils sont précisément morts pour elle.
Sans ce courage politique, les peuples d’Afrique qui savent depuis 70 ans que la vérité sur Thiaroye n’a jamais été dite, risquent de percevoir ces événements autour de Thiaroye comme un affront.
Quant à l’Armée, je ne pense pas qu’elle souhaite que le couvercle se referme hermétiquement. Il en va de son honneur.
Il faut préciser que le ministre des Colonies, au vu des rapports que l’on sait maintenant mensongers, avait indiqué que la répression armée était indispensable. Si l’État français refuse de reconnaître le massacre, la spoliation, le procès mené à charge, il y aura alors un mensonge d’État.
Pour aller plus loin:
- Armelle Mabon, Prisonniers de guerre indigènes, visages oubliés de la France coloniale, Paris, La Découverte, 2010.
- Entretien avec Boubacar Boris Diop, auteur de Le Temps de Tamango (roman), suivi de Thiaroye, terre rouge (théâtre), Paris, L’Harmattan, 1981 (réédition Le Serpent à plumes, ): « La France ne nie pas Thiaroye mais elle minimise cet épisode », Jeune Afrique, 27/06/2013.
- Julien Fargettas «La révolte des tirailleurs sénégalais de Thiaroye», Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 92, 2006, voir en ligne. Le texte reprend la version officielle des faits.
- Yves Benot, Massacres coloniaux. 1944-1950: La IVème République et la mise au pas des colonies françaises, La Découverte, Paris, 1994.
- Étienne-Jean Duval, L’Épopée des tirailleurs sénégalais,L’Harmattan, Paris, 2005. Là aussi, l’événement est reconstruit sur la seule base des rapports officiels.
- Sembène Ousmane, Camp de Thiaroye, SNPC Dakar, 1988. Fiction.
- Rachid Bouchareb, L’ami Y’a bon, Tessalit productions, 2004. Court métrage d’animation. Le scénario fait revenir d’Allemagne les prisonniers internés dans les Frontstalag en France.
- Le reportage photographique de Martin Mourre.
- Patrice Robin, Eveline Berruezo, Tata, paysage de pierre, Association pour la diversité culturelle, 1992. Documentaire.