Sylvie Kandé enseigne à la State University de New York. Poète franco-sénégalaise, directrice de » Discours sur le métissage, identités métisses » (éd. l’Harmattan), elle revient sur la victoire d’Obama en analysant la transformation des représentations en cours au sein de la culture politique américaine.
Dans leur récent ouvrage intitulé Postcolonial Ecologies, Elizabeth DeLoughrey et Georges B. Handley nous invitent à voir les paysages de la terre et des océans, la nature et ses éléments non comme décor mais comme acteurs véritables des grands processus historiques. Il va sans dire que l’ouragan Sandy a marqué de son empreinte les élections américaines du 6 novembre 2012. Rien qu’à New York, il y avait, selon les chiffres de la mairie, entre 20 000 et 40 000 sans-abris ; et 143 000 électeurs devaient être affectés à des bureaux de vote en dehors de leurs circonscriptions. Dans la région, plus d’un million et demi de personnes restaient sans électricité. Pour certains, cette catastrophe naturelle ajoutait à la morosité latente d’une fin de mandat; pour la majorité, elle a confirmé que Barack Obama avait la carrure requise pour affronter en l’espace de quatre ans une crise économique comparable à celle de 1929 et un désastre qui évoque simultanément (quoiqu’à un degré moindre) 9/11 pour la paralysie de la capitale économique du pays et Katrina pour l’impact de l’irrépressible montée des eaux sur les classes moyennes et les pauvres.
“… C’étaient de très grands vents sur la terre des hommes – de très grands vents à l’oeuvre parmi nous,/ Qui nous chantaient l’horreur de vivre, et nous chantaient l’honneur de vivre, ah ! nous chantaient et nous chantaient au plus haut faîte du péril,/ Et sur les flûtes sauvages du malheur nous conduisaient, hommes nouveaux, à nos façons nouvelles”, écrit le poète.
L’ouragan aura-t-il, en fin politique, emporté les restes du débat sur l’authenticité d’un individu qui s’est vu remis en cause dans sa citoyenneté, partant dans son patriotisme –charge sérieuse pour un national en temps de guerre, a fortiori pour un président— et questionné dans sa religion (puisque décidément il en faut une dans ces parages, et de surcroît institutionnalisée) ? Donald Trump, magnat de la finance qui nourrit l’ambition de créer un troisième grand parti et icône de la chaîne de télévision NBC, ainsi que Joe Arpaio, sheriff de Maricopa en Arizona (d’ailleurs mis en accusation par le Ministère de la Justice pour discrimination raciale dans l’exercice de ses fonctions) s’acharnaient encore, à la veille des élections, à prouver que le certificat de naissance d’Obama était frauduleux. Selon le Pew Research Center, 12% des électeurs, du côté républicain comme du côté démocrate, estiment toujours qu’Obama est musulman – une impression non-neutre dans le contexte actuel de polarisation religieuse et d’amalgame trop fréquent entre Islam et terrorisme.
La tempête aura-t-elle aussi cassé les stéréotypes qui persistaient même dans les sphères les plus éclairées ? Dans un article de la revue Transition, Kimberly DaCosta critique Cornel West, philosophe et activiste de grand renom, professeur à Yale, Princeton, Harvard et Union Theological Seminary ainsi que Drew Westen, professeur de psychologie à Emory University, pour s’être livrés à ce qu’elle appelle “un rite bien rôdé de la politique américaine qui interprète l’intimité interraciale et la subjectivité métisse comme le signe ou l’explication d’une loyauté politique suspecte ou inadéquate.” (http://dubois.fas.harvard.edu/transition-tense-and-tender-ties) West a certes reproché à Obama d’ être devenu “la mascotte noire des oligarches de Wall Street” et un rouage de la “machine à tuer américaine” (en.wikipedia.com/drcornelwest) ; et Westen pour sa part dénonce, écrit-il en substance dans le New York Times du 6 août 2011, l’incohérence de son programme et son habileté à déguiser sa capitulation devant le Parti Républicain en compromis. Mais ce qui émeut DaCosta, c’est qu’à son avis, ces deux intellectuels font de l’option bi-partisane d’Obama un trait de personnalité bi-raciale. Ainsi West met-il au compte du milieu dans lequel il a grandi sa peur supposée d’être « un blanc à peau noire » ; et Westen, faisant référence à l’autobiographie d’Obama intitulée Dreams for my Father, regrette l’absence d’un dernier chapitre dans lequel “[l’auteur] résoudrait son identité et en viendrait à savoir qui il est et ce en quoi il croit.”
Quelles “façons nouvelles” ces grands vents nous auront-ils donc apportées ? Ce qui, à mon sens, distingue le premier mandat du président Obama, c’est l’amorce d’une transition d’un ordre déjà “post-racial” à un autre où la diversité devrait faire principe. L’emploi du préfixe “post” (de préférence à “ex”) dans “post-racial” suggère en effet non que la “race” (concept scientifiquement invalide) soit un facteur déjà caduc dans les discours et les pratiques, mais bien plutôt qu’il s’agit de prendre à bras le corps l’héritage d’une société il y a cinquante ans encore organisée sur la base de la ségrégation raciale, pour travailler à dépasser les pesanteurs qui en résultent.
Or, parce que la notion de diversité traverse les catégories préexistantes, Obama a maintes fois subi la pression du “double bind”, de la double contrainte. Une courte video datant de 1991, annoncée comme dévastatrice pour sa réélection, avait refait surface en mars 2012. On l’y voit, alors étudiant et éditeur de la Harvard Law Review, présenter Derrick Bell, premier Africain-Américain à obtenir la titularisation à Harvard en tant que professeur de droit, juste avant que ce dernier ne s’adresse à un groupe de jeunes manifestants. Faute de pouvoir incriminer les propos d’Obama (une captatio benevolentiae dans la pure tradition académique) c’est le contexte de la scène qui fut exploité à des fins politiques. Bell était en effet engagé dans un bras de fer avec Harvard à propos de la titularisation de Regina Austin, professeure de droit, Africaine-Américaine et adepte de la “Critical Race Theory”. Aujourd’hui enseignée à l’université, quoique toujours sujette à controverse, la CRT tient que le racisme est inscrit dans le système légal comme ailleurs et doit être combattu dans le cadre de la loi, mais par de plus vastes stratégies que la simple litigation ou la coexistence interraciale. Les analyses de la CRT, qui font la part belle au récit et aux anecdotes du quotidien, sont essentialistes, dans la mesure où elles présument que les expériences individuelles s’inscrivent dans les limites des catégories raciales; elles préconiseraient même parfois un certain isolationisme. D’où le parallèle facile établi par d’aucuns entre Derrick Bell et Jeremiah Wright, l’ex-pasteur de la Trinity United Church of Christ à Chicago (et de la famille Obama), qui s’était fait remarquer par des propos outranciers lors de la campagne de 2008. Il est regrettable que la controverse autour de la video ait masqué le témoignage qu’elle constitue du soutien précoce d’Obama au principe de diversité — en l’occurrence, sa contribution à la pression exercée sur l’université par les étudiants et certains professeurs afin qu’elle valide officiellement le droit de parole d’une femme, qui se trouvait être aussi Africaine Américaine et représentante d’un discours alternatif sur l’intersection loi-pouvoir-race. Dans la foulée, on a également oublié de commenter le superbe slogan inscrit sur les bannières des étudiants: “En grève pour la diversité.”
Avec le temps, l’engagement du président Obama pour la diversité ne s’est pas démentie et lui aura certainement valu un second mandat. Si le poids électoral des minorités est aujourd’hui indéniable, le raisonnement selon lequel “la démographie, c’est le destin” reste insuffisant, voire suspect, pour expliquer ce succès. Car, d’une façon générale, la complexité des opinions politiques n’épouse pas la simplicité des catégories raciales ; sans compter qu’une multiplicité d’autres facteurs sont à prendre en compte, tels qu’un pourcentage plus grand, au sein de chaque minorité, d’individus qui ne peuvent pas voter tout en ayant droit de résidence aux États-Unis. Ce succès semble imputable à une subtile combinaison pour la majorité des électeurs entre désir profond et réitéré de voir changer le visage du pouvoir, et partage des valeurs proposées par l’administration Obama – en particulier, plus de justice sociale et de diversité. À ce message ont répondu deux des groupes potentiellement les plus affectés par les répercussions à long terme de la crise, à savoir les jeunes et les femmes, toutes catégories confondues. Et alors qu’on prédisait que le soutien d’Obama au mariage gay allait rebuter la communauté africaine-américaine, il en a reçu l’aval à 93%. A contrario, alors qu’aucune mesure ciblant la communauté asiatique-américaine en tant que telle n’a été prise, Obama en a obtenu 73% des votes. Si diverses actions, telles que l’usage de son pouvoir exécutif pour permettre à des jeunes issus de l’immigration et non-documentés de demander le report de leur reconduction à la frontière et un permis de travail pour une durée de deux ans, ont certainement trouvé écho chez les électeurs Latino, cette mesure a aussi été perçue comme bénéfique dans les universités, chez les employeurs et au-delà. 67% des femmes non-mariées, donc plus vulnérables économiquement, l’ont encore élu, prenant acte d’efforts tels que le Lilly Ledbetter Fair Pay Act, du maintien des droits liés à la planification des naissances et de la réforme en matière de couverture-santé. Il y a d’ailleurs fort à parier que ces résultats inspireront dorénavant de nouvelles stratégies aux futurs candidats présidentiels.
Métaphore de la destruction et du changement, les grands vents évoquent le dieu Shiva, maître de complexité, Maître des Trois-Mondes. Ils nous rappellent que la création aussi est infiniment récurrente. Que le son prolongé des “flûtes sauvages du malheur” ne nous leurre pas : notre tâche la plus pressante est d’apprendre à relire, à redire le monde au-delà des catégories que le 16ème siècle nous a léguées. La réélection de Barack Obama, figure et champion de la diversité, est un jalon majeur dans cette réinvention du regard que nous portons sur le monde et des récits que nous en faisons.
Sylvie Kandé