Qui d’entre nous n’a pas dans sa famille un être cher qui vient d’ailleurs, s’il n’est pas lui-même le porteur de cette diversité ? Cette exogamie,
l’anthropologie nous l’a apprise, est fondatrice de la condition humaine. Elle a toujours été. Ses singularités culturelles, souvent réduites à leur portion congrue, n’en sont pas moins déterminantes car elles participent à la mosaïque qui constitue notre identité. Mais qu’en est-il de la politique publique censée la défendre ? Je remercie Sietar-France de me donner l’opportunité d’en discuter avec vous. J’interviendrai donc ici en tant qu’écrivain et observateur de la scène culturelle et directeur de l’ODC que j’ai contribué à fonder il y a quinze ans. (Cette communication a été donnée le 5 décembre dernier dans le cadre d’une journée de Sietar-France)
La question se pose donc aujourd’hui : qu’est que la culture ? Qu’est-qu’une politique culturelle et, enfin existe-t-il en France une politique de la diversité culturelle ?Répondons d’emblée à cette dernière interrogation : cette politique publique n’existe pas ou du moins pas encore. Et pourtant, me direz-vous, la France a approuvé nombre de conventions internationales, sans parler de discours, prises de position, mobilisations qu’elle a impulsé. Citons les plus importantes : la Déclaration universelle sur la diversité culturelle de l’UNESCO en 2001, puis la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles en 2005 – désormais ratifiée par 140 pays. Cette Convention, rédigée par un Français, signifie le droit de tout État de pouvoir mettre en œuvre sa propre politique culturelle à partir de ses spécificités aussi bien que celui de toute culture de pouvoir s’exprimer librement, dans le respect des droits fondamentaux.
On se souvient aussi de l’initiative de la Commission européenne de labelliser l’année 2008 comme Année européenne du dialogue interculturel alors que la France exerçait la présidence tournante … qu’en reste-t-il aujourd’hui ?
La France est signataire d’autres textes d’envergure internationale comme la Déclaration de Fribourg enchâssée dans l’Agenda 21 et promue par Cités et Gouvernements Locaux Unis, une organisation basée à Barcelone.
Si toutes ces initiatives sont édifiantes, elles ne constituent en rien une politique de la diversité culturelle. La seule qui en tienne compte, c’est la loi NOTRe, ratifiée … en août 2015 ! Elle introduit les droits culturels (une émanation de la Convention de 2005) dans les compétences des collectivités territoriales. On peut applaudir à cette avancée territoriale qui continue de révéler en creux, l’absence remarquée d’une politique nationale en ce domaine. Cette dernière constitue bien le maillon manquant entre le local et le global.
Avant d’analyser les cause de cette absence, penchons-nous sur le droit culturel qui permet, « à toute personne, aussi bien seule qu’en commun, de choisir et de voir respecter son identité culturelle dans la diversité de ses modes d’expression et de choisir de se référer ou non à une ou plusieurs communautés culturelles, sans considération de frontières, et de modifier ce choix1». Ces droits qui ne se pas sans rappeler les affinités électives , chères à Goethe, s’appuie sur deux axes , la liberté d’expression et, ce qu’un observateur sagace a appelé, « des parcours d’émancipation ». Le premier participe de l’art avec son formidable potentiel résidant dans l’imaginaire individuel. C’est à dire de l’espace privé. Le second renvoie à la culture c’est- à dire- à l’éducation qui la sous-tend et au domaine public. Car elle résulte du croisement et de comparaison avec d’autres cultures que la nôtre. Cette perspective implique l’engagement de sa propre identité et non simplement la consommation de produits culturels.
Et ici on touche une critique rédhibitoire faite à la diversité culturelle : servir d’alibi à l’ultralibéralisme pour légitimer les inégalités qu’il génère. L’américain Walter Benn Michaels démontre qu’aux États-Unis l’inégalité des revenus des ménages a progressé de manière spectaculaire à la fin des années 70 et plus spécifiquement en 1978, année où la Cour suprême déclare légale la discrimination positive dans les universités américaines à condition que celle-ci « serve les intérêts de la diversité». Pour cet universitaire, la diversité culturelle ne vise pas à réduire ces inégalités mais à les gérer.
En France, c’est Louis Schweitzer, ancien patron de Renault et ex-président de l’ancienne Halde, (Haute autorité de la lutte contre les discrimination et pour l’égalité) qui alimentera cette confusion . «L’absence de diversité, dira-t-il, est signe visible de discrimination ou d’une égalité des chances mal assurée ». Mettre en équivalence l’inégalité sociale et la diversité culturelle ( sous entendu ethnoculturelle) va conforter un malentendu persistant que résumé cette question : à quoi sert d’abolir les différences ethniques et raciales si l’exploitation de l’homme par l’homme demeure inchangée ? La réponse est liée au fait, affirment certains observateurs, que la gauche et la droite partagent la même conception de la justice sociale qui demeure de souche néolibérale2.
Une politique authentique de la diversité culturelle permettrait de dépasser cette inégalité induite par l’ultralibéralisme et les limite de l’étatisme en inscrivant l’éducation, c’est- dire des parcours d’émancipation, dans les politiques publiques sur la culture.
L’avènement d’une politique publique de la diversité culturelle serait donc une révolution copernicienne, une permutation des perspectives. Ce que soulève la diversité culturelle et des droits qui lui sont associés, c’est la capacité de mettre en relation le pouvoir d’émancipation de l’art avec la société (tout un chacun indépendamment de son origine et de sa condition). Dès lors, la personne ne devrait plus être considérée comme une cruche à remplir mais un acteur de la diversité étant lui- même ressource culturelle qu’il s’agit de reconnaître. C’est l’expression collective de cette diversité qui fait sens, cohésion, initiative, créativité. Elle inscrit un nouveau type de justice sociale fondée sur l’égalité.
C’est là où une politique publique forte serait en mesure de stimuler les interactions entre les cultures et les formes artistiques des uns et des autres. Et c’est précisément là aussi où elle brille par son absence.
Pour comprendre cette absence, il faut remonter à la création du ministère de la culture à la fin des années 50. Comme le rappellent plusieurs observateurs, l’éducation tant artistique que populaire était justement la pierre d’achoppement d’une authentique politique de démocratisation de la culture.
En lui préférant l’Art avec un grand « A », l’ administration Malraux va induire une politique de la grandeur de la France qui marginalisera l’éducation. La sous-direction de l’éducation populaire, qui était d’abord rattachée au Ministère en même temps que la direction des beaux-arts, en sera rapidement écartée au bénéfice du secrétariat à la jeunesse et aux sports. Ainsi la culture sera pour longtemps dissociée de l’éducation.
On aurait pu penser que la gauche, en arrivant au pouvoir en 1981, rectifierait le tir. Pour se démarquer de la conception artistique centralisatrice du pouvoir gaulliste, l’État socialiste propose en fait une acception individualiste de la notion de culture, basée sur l’épanouissement personnel. Or cet épanouissement fait l’impasse sur les moyens éducatifs nécessaires au développement d’une véritable culture critique, mais aussi, par ricochet, sur l’environnement culturel. Le parti pris d’une vision strictement personnalisée et individuelle va dès lors conforter une politique artistique élitiste qui reconnaît certes les formes d’arts populaires comme la BD, le rock, les arts urbains – très tendances -, mais les déconnecte de leur charge de transgression politique en les réduisant à la seule expression du moi créateur. Cette récupération n’est pas nouvelle et reconduit le conflit éternel entre art et culture, individu et société.
La décentralisation, entamée dans les années 80 a redistribué les cartes permettant aux collectivités territoriales d’investir en partie le champs de la culture par le biais de la clause de compétence générale. Dès lors va s’affirmer un rapport de la culture davantage lié au territoire qu’amplifie d’ailleurs la reconnaissance des industries culturelles et de leur poids économique. Les DRAC l’illustrent éloquemment.
Aujourd’hui, avec l’acte trois de la décentralisation portant sur la réforme des modes de scrutin des collectivités et intercommunalités, la clarification de leurs compétences, le périmètre des intercommunalités et un redécoupage des régions, le balisage du territoire est achevé . Mais pour autant le contenu du projet culturel n’ pas été revu . Le rapprochement entre politiques, opérateurs, et certains acteurs de terrain maîtrisant l’usage du mille-feuille administratif s’est en revanche accentué, entraînant une plus grande collusion. Frank Lepage en tire ce constat amer et ironique : « Il y a désormais en France une culture officielle, une esthétique certifiée conforme, celle des scènes nationales de théâtre, par exemple, aux mises en scène interchangeables. Elle vise paradoxalement à manifester en tous lieux la liberté d’expression, pour peu que celle ci ne désigne aucun rapport social réel 3 »
En bref, ce que nous avons aujourd’hui en terme de politique culturelle est bien une gestion économique et territoriale. Certains s’en félicitent ; d’autres au contraire le déplorent. Car laisser aux seuls élus la responsabilité de décider ce qui relève de la culture est loin d’être anodin. Tant s’en faut. Dans le meilleur des cas cela peut donner une politique audacieuse, de grandeur (car la culture est un beau podium pour les egos !) ; dans le moins pire des cas, une politique des sentons qui fleure bon le terroir. Cela peut prêter à sourire si cela ne se cachait pas la peur de l’autre qui pourrait rapidement dégénérer. Face ces tentations, instaurer une politique de la diversité culturelle reviendrait ni plus ni moins à refonder une politique culturelle digne de ce nom. L’ennui, c’est que ces politiques, aussi bien intentionnées soient-elles, ne tiennent pas compte de la déculturation accélérée induit par la société de loisir et de divertissement depuis cinquante ans. Les grandes administrations insistent sur « l’ancrage territorial », oubliant que la diffusion de la culture échappe à ces catégories habituelles.
Mais encore faut-il avoir une vision de la culture et en définir le cadre. Or le législateur français et le gouvernement n’ont jamais défini ce qu’on appelle la culture. Cette question n’a jamais été mise sur la place publique. L’autisme des autorités françaises qui défendent la diversité à l’international et se gardent d’en faire autant à l’intérieur de leurs frontières, est flagrante.
Qu’est-ce que la culture ? Le terme vient du latin colere qui veut dire cultiver , soigner , honorer et renvoie à la nature, à sa préservation, à son entretien. D’où l’effet de métonymie entre la culture de l’esprit et le labour du champ. De ce fait, la culture participait de plain-pied à l’éducation du citoyen romain, la cultura animi, cher à Cicéron. Cette acception connaîtra ensuite une longue éclipse et il faudra attendre la fin du XVIIIe siècle pour que la langue allemande réintroduise la métaphore latine en tant que « civilisation envisagée dans son caractère intellectuel4».
Norbert Elias explique que c’est la bourgeoisie allemande de cette époque qui réactive le terme « Kultur » en l’opposant à celui de « civilisation » d’origine française, qui suppose une hiérarchie, une décision et qui renvoie surtout aux arts et aux lettres. La nouvelle élite artistique allemande, les Lessing, Goethe, Beethoven, Schiller, revendiquera un modèle de culture singulier qui valorise « l’authenticité » de la langue et des traditions populaires face au modèle aristocratique et cosmopolite français.
Toujours est-il que c’est de cette époque que date la confusion entre Culture, civilisation. Ces deux termes seront utilisés indifféremment l’un pour l’autre avec des nuances certes mais sommes toutes mineures.
Durant les années 1980, lors de la conférence de Mexico, l’UNESCO donnera une définition de la culture qui finira par absorber le sens imparti au mot civilisation laquelle englobera, « outre les arts et les lettres, (c’est moi qui souligne) les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances ».
À la fin du XXe siècle, le terme de civilisation revient sur le devant de la scène avec l’ essai controversé de Samuel Huntington « le choc des civilisations 5». L’auteur y défend la thèse selon laquelle, depuis l’effondrement du mur de Berlin, les conflits culturels ont pris le pas sur les guerres idéologiques. Il ira jusqu’à affirmer que les civilisations sont totalement déterministes et que l’évolution notamment à travers la reconnaissance des Droits de l’homme est impossible. Cette position, très critique à l’égard du multiculturalisme, se conclut par un appel à l’Occident, miné par l’effritement identitaire, à se ressaisir pour réaffirmer ses valeurs devant la menace des autres civilisations.
Sa parution suscitera de nombreuses réactions notamment en France. Tzvetan Todorov, philosophe français d’origine bulgare, spécialiste du langage, publie en 2007 le très remarqué La peur des barbares qui porte comme sous titre au-delà du choc des civilisations. Dès lors se pose la question : en quoi distingue-t-on la civilisation de la culture dès lors qu’elles ont la même acception courante qui a fait fourcher la langue de plus d’un spécialiste ? Il en vient à cette définition très simple de la civilisation qui consiste dans « la reconnaissance pleine et entière de l’humanité présente dans chaque homme 6» . Claude Lévy-Strauss avait déjà plaidé pour cette reconnaissance soixante ans plus tôt .
Symétriquement la barbarie en est la négation. On peut donc les inscrire sur un même axe -moral- comme deux pôles opposés qui imposent un jugement de valeur absolue. Rappelons que la morale est un ensemble de devoirs qui commandent de faire le Bien posé comme valeur absolue. L’éthique se caractérise plutôt par des énoncés normatifs, prescriptifs ou encore évaluatifs. l’Éthique est donc relative.
Pour éviter toute confusion, Todorov choisit de mettre le mot ʺcivilisationʺ au singulier et ʺculturesʺ au pluriel. Pourquoi ? Parce que les cultures sont plurielles et se limitent ʺà identifier un segment du monde inscrit dans l’histoireʺ. Et pour être tout a fait compris, il précise que si tout groupe humain stable ʺpossède nécessairement une cultureʺ en revanche, ʺcertains groupes sont plus civilisés que d’autresʺ et que cela n’est pas ʺincompatibleʺ. La culture peut prêter à un jugement non plus moral mais éthique. Elle est donc relative.
Cette définition à rebrousse poil permet d’apprécier une culture par son degré de civilisation, c’est à dire par sa capacité à reconnaître à l’autre son humanité. Et du même coup le vieil humanisme européen que l’on croyait voué aux gémonies pour avoir servi d’alibi au colonialisme et à la domination sur le reste du monde, s’en trouve réhabilité. Mais encore faut-il que cet humanisme enfin débarrassée de cette moraline , chère à Nietzsche, puisse agir dans l’e domaine public en portant les valeurs d’une mondialisation authentique : la mondialisation basée sur l’éthique.
Hannah Arendt dont on suivra ici la pensée disait dans La crise de la culture que « Toute discussion sur la culture, doit de quelque manière prendre comme point d’appui le phénomène de l’art ». La philosophe rappelle que si le rapport entre l’un et l’autre n’a pas tant d’importance dans les contexte de société de masse, elle est capitale par rapport à son essence et son rapport avec le domaine public.
Pourquoi ? Parce que l’art c’est le monde de la technique de l’artisanat chers aux Grecs et renvoie à la sphère privée, la maison régie par l’économie, la loi de la maison l’oikos noemia. La culture elle participe du domaine public et plus précisément de l’espace public intermédiaire entre l’espace commun (l’eau, l’air, les terres qui appartiennent à la communauté ) et l’espace politique. « Pour simplifier, dira Dominique Wolton, l’espace commun concerne la circulation et l’expression ; l’espace public, la discussion ; l’espace politique, la décision ». Cette distinction est capitale pour comprendre dans quel type d’espace s’exerce l’éducation. »
Éduquer c’est favoriser l’autonomie de quelqu’un ; c’est à dire lui permettre de formuler des jugements et prendre des distances avec son environnement. Or pour être en mesure de se faire une opinion sur un objet qualifié d’artistique, il est nécessaire de s’oublier, de mettre à distance sa condition et les contingences qui lui sont rattachées. C’est de cette imprégnation que surgiront les images, les impressions à partir desquelles s’élaborera un jugement construit et argumenté. Cette attitude de réceptivité totale, d’abstraction, est l’expression même de la liberté. Or on ne peut véritablement en jouir que si les besoins vitaux sont comblés.
Le problème, comme l’explique encore Arendt, c’est qu’aujourd’hui, même dans nos sociétés d’abondance, nous agissons encore comme si la disette menaçait. La préoccupation de nos contemporains reste pour l’essentiel réduite à soi-même et aux moyens d’acquérir plus d’objets à consommer. Or, la politique, comme l’art requièrent au premier chef «des jugements et des décisions». Car, dans un cas comme dans l’autre, il ne s’agit pas d’exprimer le savoir et la vérité mais de formuler des opinions argumentées pour déterminer le meilleur choix tant sur l’action à entreprendre pour le bien commun que sur les objets ou les œuvres dignes d’être exposées, publiées.
Le goût et les valeurs qui lui sont rattachées, adossées au dispositif rhétorique qui sert à les étayer, constituent bien l’essentiel de l’activité culturelle et politique de l’homme. Dès lors, la diversité culturelle peut trouver dans une politique de civilisation chère à un Edgar Morin, un terrain d’application auprès des politiques nationales car elle reconduit la primauté de l’espace de délibération du domaine public , espace qui a toujours été défendu par les lettrés dans ce qui constitue « la République des Lettres ».
En conclusion, que pourrions nous retenir de cette absence de politique qui nous a donné, au sein de l’Observatoire de la diversité culturelle, bien du fil à retordre ? Absence de cadre et de définition de la culture au niveau national alors même que la France propose des Conventions internationales. Absence de politique d’éducation au sein même du Ministère de la culture. Délégation aux collectivités territoriales des programmes culturels sur une base de gestion territoriale alors même que la mondialisation impose une culture de divertissement . Négation à la culture de sa dimension politique. Nous voyons bien là que l’éducation au sens large du terme, doit être le pivot d’une politique de la diversité culturelle7.
Afin de favoriser l’émergence de cette politique publique, l’ODC s’est donc attelé à réunir les conditions de son avènement :
1 – identifier les acteurs régionaux, nationaux, internationaux, partageant ses valeurs et susceptibles de l’accompagner,
2 – les réunir afin d’identifier les bonnes pratiques
3 – pérenniser une instance susceptible de reconduire ces travaux.
Au terme d’une première rencontre qui a eu lieu aux Lilas le 10 octobre dernier, s’est dégagée un proposition : la création d’un forum permanent rassemblant l’ensemble des acteurs de la diversité culturelle pour élaborer des diagnostics et faire émerger des bonnes pratiques lesquelles peuvent servir de feuille de route à une politique de la diversité culturelle bien tempérée.