Cette fois, c’est le dramaturge Michel Tremblay qui a déclenché le mauvais temps, dans un entretien accordé au quotidien montréalais Le Devoir, le 10 avril dernier. Tremblay y avouait en toute candeur avoir perdu sa foi de souverainiste québécois. Remarquez qu’il s’est dédit depuis. Tremblay a eu beau clamer son innocence, soutenir qu’on l’avait cité de travers et qu’il avait toujours été souverainiste. Mais le mal était fait. Les chauffards « VLB-Claude-Jasmin & cie » appuyaient déjà su’l’gaz de leur grosse Buick rutilante, question de pouvoir passer de ses quatre Good Year ceinturés d’acier, sur le corps du « renégat ». C’est dire que des répliques vertes n’ont pas tardé à pleuvoir dans les quotidiens de la Belle Province, certaines frôlant l’attaque « haineuse » contre l’homme Tremblay qualifié de « carriériste » et j’en passe. Au pays des Grandes Noirceurs, gare aux « Giordano Bruno » qui renient leur foi ! Dans le Québec de nos romanciers et écrivains susnommés, on tient à ce que les mots « artiste » et « souverainiste » riment forever, comme autrefois les mots « Canadien-français » et « catholique »…
Pourquoi toute cette hargne contre l’athée, l’infidèle, l’impie ? Tremblay n’avait-il pas au moins eu le bonheur — même si c’est malgré lui —, de faire entendre tout haut ce que les Québécois pensent tout bas depuis belle lurette ? La dure vérité, MM. VLB-Jasmin & cie, est peut-être que le projet d’un Québec indépendant n’a jamais vraiment fait rêver dans les chaumières de ce pays. Et ce, pour une raison simple : les Québécois sont des « postmodernes » nés.
À la fin des années 1970, le Conseil des Universités du Québec avait demandé au philosophe français, Jean-Francois Lyotard, de rédiger un « rapport sur le savoir dans les sociétés les plus développées. » Ce rapport avait été présenté au gouvernement du Québec de l’époque, pour être finalement rendu public, en France, en 1979, sous le titre LA CONDITION POSTMODERNE. Dans les années 1980-1990, cet ouvrage est vite devenu une référence incontournable dans les houleux débats, souvent menés par des universitaires québécois, autour de ce mot bien malcommode de « postmoderne ». Or, voici ce qu’on peut lire au tout début du célèbre ouvrage : « En simplifiant à l’extrême, on tient pour “postmoderne” l’incrédulité à l’égard des métarécits » (Édition du Seuil, page 7).
Voilà donc pourquoi les Québécois d’aujourd’hui seraient de si tièdes adeptes de la « Cause ». Tout comme M. Jourdain pouvait faire de la prose sans le savoir, les Québécois filent du coton postmoderne sans même y penser ! N’étant pas né d’hier et participant à la vie d’aujourd’hui, les Québécois sont devenus de parfaits incrédules, sans avoir eu à y travailler véritablement. Ils n’ont eu qu’à respirer l’air du temps. D’où leur comportement de mécréants et de fins sceptiques devant tous ces grandiloquents métarécits salvateurs d’un Québec indépendant. Et n’allez pas croire que le métarécit de la partie adverse, celui d’un fédéralisme salvateur, a eu plus d’attrait pour ces félons racés que sont devenus les Québécois. À preuve, ces matchs de ping-pong auxquels se sont livrés les électeurs québécois, dans les derniers vingt-cinq ans de scrutins fédéraux et provinciaux. Ils ont même pu élire, dans une même saison électorale, des « Bloquistes » à Ottawa et des « PLQ-istes » à Québec — façon astucieuse de renvoyer dos-à-dos les deux grands métarécits ennemis de l’époque !
Il est vrai que le Québec des années 1960 a pu compter un bon nombre de jolies nonnes indépendantistes et de jeunes vicaires et curés fiévreusement autonomistes. C’était normal pour une société qui venait tout justement de remettre l’Église catholique à sa place. Mais, pour que la cassure ne fût pas trop brutale, on avait cru bon se refaire une foi de transition, dans la mouvance des décolonisations, autrement plus justifiée et plus justifiable, en Afrique et ailleurs. Mais pour le Québec, c’était d’un Sinaï l’autre !
Mais alors, les Québécois d’aujourd’hui ne croiraient plus en rien du tout ? Disons qu’ils ont troqué l’idée d’un Messie conduisant son peuple en Terre Promise, pour un mode de gouvernement moins altier, moins « Rambo ». Je pense à ce qu’on nomme « gouvernance » — mot d’origine anglo-saxonne ! Au Québec, on a troqué nos idées héroïco-messianiques autour de l’idée et de l’acte de « gouverner », pour des réflexes plussoft de « gouvernance », issus du libéralisme politique.
Cela veut dire que les Québécois sont enfin arrivés en ville ! Ils ont fini – après tant de Grandes et de Petites Noirceurs – par perdre la foi en tous les « Souverain Bien » quels qu’ils soient. Ils ne vivent plus à l’heure des « Causes » capiteuses, ni à l’heure des leaders et autres « chevaliers de l’identitaire » promettant de les y conduire. Ils vivent maintenant à l’heure de la « gouvernance », qui, pour la définir, est celle d’une « gestion à la petite semaine ». La « gouvernance » n’a rien d’épique, rien de tendu, rien du sur-mâle. Ça ne fait pas rêver, la gouvernance. Sa consigne — pédestre, j’en conviens — se résume à l’art de contourner les récifs et d’éviter les écueils.
Même l’environnement n’a pas réussi à devenir une « Cause » à l’ancienne, pour les Québécois du XXIe siècle — comme ont pu l’affirmer imprudemment certains analystes, commentant à la radio la bourde de « Tremblay ». Ce n’est pas que les Québécois se fichent du sort de la Planète. Au contraire ! C’est qu’ils refusent de se farcir d’illusions, comme celle de refaire une virginité à notre petite Planète déglinguée. Plus humblement, les Québécois ont décidé de se retrousser les manches et de se mettre au boulot, dans le but d’éviter le pire : réchauffement de la planète, changements climatiques délétères, etc.
La « bourde » de Tremblay aura au moins eu ceci de positif de crever le dernier petit abcès de prosélytisme made in Quebec. Elle nous permet de tirer les choses au clair et de dire ce qu’il en est du Québec et des Québécois d’aujourd’hui. Les Québécois — n’en déplaise auxTremblay- VLB-Jasmin de ce monde — ont enfin compris l’essence du libéralisme politique qu’on peut définir de façon toute simple : ne pas chercher à accomplir le Bien, mais plus modestement à éviter le mal.
Robert Richard
ROBERT RICHARD Auteur de L’Émotion européenne : Dante, Sade, Aquin (prix Spirale Eva-Le-Grand 2005)