Aujourd’hui, pour que des centaines de millions vivent, sinon dans le luxe, du moins dans le gaspillage, des milliards d’autres triment, s’usent, se bradent, se prostituent.
Pour qu’une voiture ou une boisson non alcolisée prennent valeurs de concept artistique, combien mourront de civilisations et de savoir-faires ancestraux, tous broyés dans le grand melting-pot uniformisant de la culture Mac Donald ?
Curieusement, ces idées traversent quotidiennement notre esprit et n’y trouvent jamais le repos. Nous sommes nous-mêmes si obsolescents et soucieux de plaire encore et encore, de plaire et de ne point déplaire, de jouer le jeu jusqu’au bout, même pour rien. Ces idées circulent en nous et ne signifient rien tant qu’elles ne se sont pas une fois matérialisées lors d’une rencontre funeste. D’une prise de conscience épidermique. Sinon elles glissent sur le tube cathodique de notre conscience. Dans le meilleur des cas, elles provoquent un discours-type de rejet. A la manière de Flaubert et de son délicieux dictionnaire des idées reçues. Délocalisation : tonner contre. Pas besoin d’être intelligent pour répondre au stimulus minimal de l’indignation. On peut avec peu de moyens apparaître aux yeux de tous les autres conformistes comme un individu de caractère.
Tout ceci explique pourquoi l’on parle de délocalisation avec le même désintérêt de bon aloi autrefois accordé à la complainte des bébés phoques ou à la rustine introuvable du trou d’ozone. Le processus de mondialisation est somme toute insidieux et surtout il intervient au moment où part à la retraite l’une des dernières générations à avoir connu (et parfois apprécié) le sens du mot travail. Il est donc difficile de se sentir particulièrement concerné. Mais on pourrait dire la même chose de tout phénomène de masse. Lorsque les chiffres se comptent en milliards, la majorité des cerveaux humains défaille. Répéter absurdement une idée reçue suffit alors à masquer sa propre incapacité, non seulement à réagir, mais surtout à comprendre. Baudelaire se disait ivre des foules : pourrait-il pour autant s’intoxiquer aujourd’hui avec le même bonheur ? Trouverait-il dans les rassemblements moutonniers le même sentiment d’exaltation ?
J’en doute un peu. La masse est par trop synonyme du totalitarisme, et il semble impossible d’échapper à cette perversion du multiple. Notamment la capacité collective à colporter la haine et l’injustice. Facilement. Comme s’il s’agissait d’une figure imposée du Mal. Pour ma part, j’ai rencontré le Mal.
Le Mal a soixante ans, porte un pull ras du cou Lacoste et s’exprime avec une voix ferme et un ton doux. Mélange inquiétant de courtoisie et de puissance affirmée. Il n’a rien d’un Tartuffe. Il est fier de lui et recherche l’adoration. Mieux, il voudrait enseigner, prêcher au monde la véritable parole. D’habitude, il pérore, cigare aux lèvres, dans les fins de banquet, le frac entrouvert, la langue à peine pâteuse, les grandes idées de la mondialisation roulant entre ses mâchoires comme des pignons bien huilés. Les Temps modernes de Chaplin étaient bien annonciateurs des broiements post-industriels. Le Mal parle pour vaincre : il énonce ce qui advient inexorablement.
Le Mal n’a pas de pays ; il ne réside plus en France, poussé à la délocalisation par les « erreurs chiraquiennes » (sic), le Mal est un patron mal aimé comme notre cher pays en détruit tant et tant, années après années. Le Mal souffre, il est errant. Il subsiste quelque part entre Malmö, Monaco, Londres et Bangkok, ou Sumatra, ou Dhaka ou Yang-tcheou… Sa quête est infinie. Il recherche des pays pauvres pour leur donner du travail. Mais rien n’est plus instable que la misère. Prenez un pouilleux étranger, placez-le sur un métier à tisser, des heures et des heures, avec juste quelques piastres, roupies, dinars, yuans…Tôt ou tard, et au mépris de toute orthodoxie marxiste, le misérable profitera de sa force de travail pour faire du lard, il glissera, lui ou son frère, ou ses amis, celui qui survivra en tout cas passera du régime de la famine à celui de la simple indigence, voire au niveau confortable du basique. Ce qui bien entendu ira à l’encontre des objectifs du Mal. Tout à recommencer. L’enfer, c’est le progrès humain et cette insupportable manie des hommes à vouloir la dignité.
Le Mal en est tout marri avec son désir d’entraide, sa philanthropie active, le bonheur par le travail, c’est une si belle formule lorsque d’autres la pratiquent de manière intensive. Le travail des enfants, non, non, quand même, pas moins de 12 ans, je travaille pour des marques connues, pour des clients éthiques, ce n’est pas possible moralement. Plus maintenant… L’éthique est chez les patrons errants ce qui remplace le cœur. Le Mal a donc une morale qu’il paraphe dans une charte à défaut de la révérer quotidiennement, dans un rapport équitable aux autres. Signer une charte éthique, c’est ce qui distingue véritablement l’ultra-libéral du vulgaire esclavagiste. Se présenter en icône de la rescousse et en engranger les bénéfices moraux et copyrightés. J’ai dîné avec le Mal. Avec une longue cuillère. Et une grande gueule. Lorsqu’il a évoqué la Shoah en termes de devinette malsaine : « vous ne trouvez pas étrange, vous, ces photos qui montrent un millier de juifs gardés par trois SS pas plus inhumains que d’autres ? »
Je n’ai pas trouvé étrange. Je l’ai dit, et j’ai rompu par là bien plus que la toute bénévolente image du Mal, j’ai rompu les conventions de silence qui enferment la société française. Aujourd’hui, dans des dîners à la bonne franquette, il est désormais possible, il est quasiment probable d’entendre des discours révisionnistes. Ils s’affirment, ils se présentent et toisent les bien-pensants. Ils prennent pied dans la bonne mythologie française, comme une opinion de plus, comme une idée pas bête, comme une vérité trop longtemps voilée. Ils reviennent.
Comme si rien, rien, rien ne pouvait jamais faire advenir l’homme, comme si les valeurs universelles de l’humanisme devaient être constamment violées et mises à mal, bafouées, écrasées. Comme si la bête devait toujours renaître renforcée et visant désormais à la respectabilité.
Je n’apprécie pas toujours les opinions de Georges-Marc Benhamou, même si nous pieds-noirs avons éprouvé tout particulièrement, et dans tous les sens du terme, les ravages de l’ostracisme, mais je lui reconnais cette vigueur dans la parole juste, dans le devoir de parole juste, de parole libre. Fût-elle briseuse de soirées, de ménages ou d’amitiés. Georges-Marc Benhamou crache contre le nazisme. Vox clamanti in deserto ? Peut-être, mais ce n’est pas une raison pour jamais cesser de crier le droit des hommes à la dignité.
Elie Wiesel a dit un jour, je crois, qu’à défaut d’être un gardien, il faut au moins être une sentinelle. La personne seule dans la nuit et qui crie halte à l’ennemi.
Jusqu’à ce dîner, je n’étais qu’un démocrate enfoncé dans son petit coin de bonheur et de certitudes. Je ne me sentais pas assez concerné, je croyais encore à l’esprit de raison. Et à sa logique dissémination. Après ce repas maudit, ce repas où des valeurs fondamentales ont été souillées dans un mauvais silence de mauvais aloi, je me sens directement impliqué. Les voies du Mal sont bien impénétrables, je ne faillirai pas à les dénoncer. Apprenez-vous aussi à dire halte, c’est une question de survie.
Pietr’Anto Scolca