Naître fille en Inde, une malédiction. Avec l’apparition de l’échographie et de l’avortement sélectif, elles sont de moins en moins nombreuses à voir le jour. On dénombre déjà plus de 60 millions de femmes indiennes manquantes, des absentes, des disparues. Lumière sur une catastrophe silencieuse…
« Si demain les hommes et les femmes pouvaient, par un moyen simple, décider du sexe de leurs enfants, certains peuples ne choisiraient que des garçons. Ils cesseraient donc de se reproduire et, à terme, disparaîtraient. Aujourd’hui tare sociale, le culte du mâle deviendrait alors suicide collectif. Vu les progrès accélérés de la science et la stagnation des mentalités, une telle hypothèse ne manquera pas de se vérifier dans un proche avenir. » Amin Maalouf, Le Premier Siècle après Béatrice.
Dans son roman éminemment visionnaire, Amin Maalouf anticipe la disparition des femmes sur Terre en imaginant la commercialisation d’ « une substance » (fruit d’une science moderne) permettant de modifier le sexe des fœtus et de favoriser les naissances des garçons. L’auteur fait alors le sombre portrait d’un monde devenu anormalement masculin dans lequel les « indésirables », les filles, n’ont plus leur place. En les privant du droit humain le plus fondamental – celui de vivre – cette société symbolise à son paroxysme la domination masculine à laquelle les femmes sont assujetties. Celles-ci sont éliminées de manière systématique en l’espace de quelques décennies, laissant derrière elles une société chaotique où règne en maître la violence, et entraînant par leur absence la fin logique de l’humanité.
Que se passerait-il si cette fiction devenait réalité ?
La norme biologique de l’espèce humaine veut qu’il naisse légèrement plus de garçons que de filles (environ 105 garçons pour 100 filles), mais ces dernières – étant biologiquement plus résistantes que les hommes- deviennent par la suite majoritaires. La Loi universelle veut qu’il y ait, par conséquent, plus de femmes que d’hommes sur Terre.
Pourtant, depuis la fin des années quatre-vingt, de nombreuses études ont révélé l’existence d’un étrange déséquilibre démographique dans certaines régions du monde affichant une sur-masculinisation de leur population. Le premier à avoir poussé un cri d’alarme fut l’économiste et Prix Nobel indien, Amartya Sen, en 1990 avec la publication de son article au titre évocateur: « Plus de cent millions de femmes manquantes », [1] dans lequel il dénonçait la disparition croissante du sexe féminin suite à une sélection massive des naissances en faveur des garçons ; et classait ce phénomène parmi les plus graves catastrophes du XXIe siècle en termes de perte humaine. Les « femmes manquantes », pour reprendre cet euphémisme, n’auraient alors pas disparu naturellement mais auraient été délibérément éliminées selon différentes méthodes utilisées en amont et en aval de la naissance. Elles auraient été avortées (méthode d’élimination prénatale : le foeticide), tuées à la naissance (méthode d’élimination postnatale : l’infanticide actif) ou mortes en bas âge à la suite de négligences (infanticide passif : manque de soins et malnutrition), pour le simple fait d’être des filles – dont l’immense majorité en Asie.
En effet, selon la démographe Isabelle Attané, l’Asie – en intervenant humainement sur le processus naturel des naissances et en se pliant pas à cette règle universelle de prépondérance féminine – serait ainsi devenue, en moins de trente ans, le continent le plus masculin au monde et aurait perdu quelques quatre-vingt-dix millions de femmes (l’équivalent d’une fois et demie la population de la France.)[3]. En tête des pays les plus touchés par ce rapport inégalitaire entre les sexes, nous retrouvons les deux géants de l’économie asiatique, l’Inde et la Chine, qui représentent à eux-seuls plus du tiers de la population mondiale.
60 millions de femmes manquantes en Inde
Depuis ces trente dernières années, l’Inde fait ainsi l’objet d’une attention toute particulière de la part des chercheurs qui s’inquiètent de plus en plus de la tournure cataclysmique que tend à prendre ce déclin continuel de la population féminine. Alors qu’en un siècle la croissance démographique de l’Inde s’est accélérée au point de s’être multipliée par trois, le déficit de femmes s’est, quant à lui, multiplié par dix.[5] L’ONU estimerait à plus de soixante millions les « femmes manquantes » dans ce seul pays et l’on dénombrerait un excédent de garçons de plus de 6% à la naissance. La parution des derniers recensements de la population effectués en 2011 n’a fait que confirmer la gravité de la situation qui a atteint son apogée en termes de déséquilibre entre les sexes en bas âge. En effet, le récent rapport officiel du Child Sex Ratio (Sex-ratio infanto-juvénile: nombre de filles pour 1000 garçons de 0 à 6 ans)[6] est sans appel, il y recense 914 femmes pour 1000 hommes, le taux le plus faible répertorié en Inde depuis soixante ans.
Comment expliquer un tel déséquilibre entre les sexes en Inde ? Le démographe Christophe Z.Guilmoto a pointé du doigt la dimension socioculturelle que sous-tend ce phénomène démographique. Dans son dernier rapport[7] publié en 2012, il distingue trois causes différentes qui interagissent entre elles.
La préférence culturelle pour les garçons
La préférence culturelle pour les garçons constitue le principal facteur de la sélection des naissances. En Inde, l’homme est depuis des siècles mis à l’honneur tandis que la femme est perçue comme un véritable « fardeau », une charge inutile, voire une « malédiction » pour sa famille. Cette représentation inégalitaire des sexes pourrait provenir de la structure même de la société indienne, fondée sur un système patriarcal qui place les femmes et les filles dans une position sociale, économique et symbolique marginale. Dans le système patrilinéaire indien actuel, la femme ne possède pas le même statut juridique que l’homme. Seul un fils hérite des biens et des terres de la famille. Dans un pays à 80% rural, il est donc nécessaire pour les parents d’avoir un garçon pour la conservation du patrimoine. En outre, de par l’absence d’un système de sécurité sociale en Inde, les parents comptent sur leur fils pour s’occuper d’eux durant leurs vieux jours. Il est le garant d’un avenir serein alors qu’une fille est source de ruine économique. Si bien qu’un proverbe populaire indien clame qu’ « élever une fille c’est comme arroser le jardin de son voisin. ». En effet, on l’élève à perte car dés sa naissance, une fille est prédestinée à être mariée et à quitter le domicile familial pour rejoindre la maison de sa belle-famille. Si ce départ est si mal vécu par la famille de la mariée, c’est qu’il s’accompagne d’une coutume matrimoniale ancestrale ruineuse, la dot. Officiellement interdite depuis la loi de 1961, la dowry (la dot) est pourtant toujours belle et bien en vigueur. Elle oblige la famille de la fiancée à verser une forte somme d’argent au futur mari et à sa belle-famille en signe de « dédommagement ». Alors que pendant des siècles, elle se composait de bétails et de quelques bijoux, elle est aujourd’hui une pratique extrêmement onéreuse depuis le développement économique du pays et l’arrivée progressive du matérialisme et du consumérisme à l’« occidentale ». Les belles-familles réclament toujours plus de biens (télévisions, voitures, bijoux en or et vêtements de luxe etc.) obligeant le plus souvent les parents de la mariée à s’endetter à vie. A cela s’ajoute le prix de la cérémonie du mariage qui est entièrement à la charge de la famille de la future épouse et qui coûterait en moyenne près d’1,5 million de roupies (soit 30 000 euros). Devenu un véritable étalage des richesses à la Bollywood, le mariage représente aujourd’hui un nouveau business lucratif qui rapporterait 9,2 milliards d’euros de chiffres d’affaires annuel. Le prix démesuré du mariage, associé à l’inflation de la dot, constituent ainsi les principales raisons du rejet des filles. Nombre de crimes (dowry deaths) et d’agressions liés à la dot, comme le cas de femmes vitriolées, sont répertoriés tous les ans. Quatre-cent jeunes filles seraient ainsi assassinées chaque année lorsque les familles de la mariée se trouveraient dans l’incapacité de verser la somme.
L’influence de la religion
Le premier facteur expliquant la préférence pour les garçons serait donc d’ordre économique. Cependant, cette préférence est exacerbée par l’influence de la religion Hindoue qui, à travers de nombreux rites en faveur des garçons, discrimine elle aussi les femmes. En effet, nous retrouvons dans les textes sacrés de l’Hindouisme des signes de cette disparité entre les sexes. Le Ramayana fait ainsi l’éloge du Satï, coutume funéraire qui décrit le sacrifice d’une veuve se jetant dans le bûcher de son défunt mari en signe d’ultime soumission. Toujours selon la religion, seul un fils peut exercer les rites funéraires durant la crémation de ses parents. Il est l’unique garant de leur réincarnation et joue ainsi un rôle symbolique crucial. Une fille, quant à elle, n’est pas autorisée à assister aux cérémonies. De la même manière, la naissance d’un fils, considérée comme une bénédiction, fera l’objet de grandes célébrations religieuses durant plusieurs semaines contrairement à la naissance d’une fille ; comme l’illustre ce célèbre chant populaire indien : « Ecoute, O Sukhmâ, ce que la tradition a engendré ! On fait résonner les tambours pour la naissance du fils, mais à ma naissance, on n’a frappé qu’une cymbale de cuivre ».[8] Les divers mythes et rites religieux ont ainsi fortement contribué à la différenciation des sexes, dés la naissance, et ont établi un véritable « modèle de la femme hindoue idéale», caractérisée par sa soumission et sa dévotion tout au long de sa vie envers la gente masculine.
Une intériorisation des codes et des valeurs serait ainsi formulée dés l’enfance, comme l’explique Jasbir Bawa, responsable du Ministère de la Santé du Punjab : « On leur inculque (aux petites filles) des valeurs de timidité, de soumissions, de manque d’estime de soi. Elles doivent se taire, baisser les yeux, ne pas protester, ne pas rire […] tandis que les garçons sont élevés pour avoir confiance en eux, être extravertis, voire agressifs. ». Cette intériorisation a donc des impacts comportementaux discriminatoires prenant la forme de violences continuelles perpétrées contre les femmes tout au long de leur vie (maintien dans l’analphabétisme, viols collectifs, violence conjugale, mariage précoce etc[9]).
De nombreuses recherches historiques ont montré que l’élimination des filles n’était pas un phénomène récent mais bien une pratique culturelle qui s’inscrivait dans une longue tradition de violence à l’égard des femmes. En effet, l’origine de l’élimination des filles daterait de 1789, date à laquelle de nombreux cas d’infanticides féminins auraient été détectés dans certaines régions du Nord de l’Inde (surtout dans le Rajasthan et le Gujarat).
Le recours à l’avortement sélectif
Cependant, le démographe C.Z.Guilmoto affirme que le recours à l’infanticide est de moins en moins courant même si cette pratique semble subsister encore aujourd’hui dans certains villages isolés du Nord de l’Inde ou dans certains districts du Sud du Tamil Nadu (Salem, Dharmapuri, Madurai) où le taux d’éducation et d’information restent très faibles et où le besoin de main-d’œuvre, associée à une tradition patriarcale plus forte, exacerberaient la préférence pour les garçons et le rejet des filles.
Depuis l’apparition en Inde, ces trente dernières années, de nouvelles techniques médicales permettant de détecter le sexe du fœtus et de ne pas attendre sa naissance pour l’éliminer, l’infanticide est devenu une méthode désuète. Le recours à l’avortement sélectif, au foeticide, constitue désormais la méthode moderne la plus efficace et la plus utilisée dans le processus d’élimination des filles. Selon le rapport du journal The Lancet[10], dix millions de fœtus auraient ainsi été éliminés en moins de vingt ans (l’équivalent de 500 000 fœtus par an). Ces technologies médicales apparues dans les années soixante-dix en Inde (amniocentèse, échographie, et techniques sophistiquées de préconception in vitro) ont été détournées de leur fonction initiale, prévenir des malformations fœtales, pour devenir de véritables machines à tuer. L’échographie reste la méthode la plus utilisée pour connaître le sexe de l’enfant car elle est la moins onéreuse et la plus accessible. Si le sexe du fœtus s’avère être féminin, la mère peut alors avoir recours à l’avortement. Cependant, l’avortement sélectif permet d’empêcher la naissance des filles mais ne permet pas d’avoir un garçon. Certaines mères n’hésitent donc pas à se mettre en danger et à recourir à de multiples avortements pour avoir un fils (jusqu’à 5, 6 fois voire plus). La volonté d’avoir un garçon est, en effet, tellement prégnante que 90% des femmes qui ont déjà deux filles mais toujours pas de fils, tenteront d’avoir un troisième enfant. C.Z.Guilmoto a montré que le rang des naissances jouerait ainsi un rôle décisif dans le recours à l’avortement puisqu’il serait plus fréquent lors de la troisième grossesse (si l’échographie révèle un fœtus féminin). Pour résumer : plus le couple a de filles et plus il est susceptible de pratiquer le foeticide, comme l’illustre cette métaphore indienne: « if you have two sons, it is like having two eyes. If you have one son you are half blind. If you have two daughters you are totally blind. ».
Une classe moyenne émergente meurtrière
Contrairement aux idées reçues, le recours à la sélection prénatale touche plus massivement les classes les plus favorisées économiquement (les nouvelles classes moyennes) et les plus instruites de la société indienne. En outre, elle affecte davantage les milieux urbains que les milieux ruraux. Pour reprendre une formule de l’auteur Bénédicte Manier : « en caricaturant, on pourrait presque dire qu’un fœtus féminin a un peu plus de chances de voir le jour dans un bidonville rural que dans un quartier urbain de la classe moyenne. » Il y aurait donc une corrélation entre le développement économique et la pratique du foeticide. Plus les régions se modernisent et se développent, et plus les filles ont de risques d’être avortées. Comment expliquer ce paradoxe ? Bénédicte Manier affirme que c’est surtout au sein de la classe moyenne montante que les filles sont le moins désirées car elles ne sont pas directement « productives », qu’elles coûtent très cher, et qu’elles sont devenues en cela « synonymes d’obstacles, de frein à l’ascension sociale. »
La baisse de la fertilité
La baisse de la fertilité constitue le troisième facteur commun aux Etats indiens les plus affectés par l’émergence de la sélection prénatale. Elle constitue l’une des phases inévitables de la transition démographique de tout pays qui se développe. La modernisation et l’élévation du niveau de vie conduisent systématiquement la population à avoir moins d’enfants. Par conséquent, la fertilité moyenne en Inde a sensiblement baissé et est passée à près de trois enfants par famille. Cependant, qui dit moins d’enfants dit nécessairement moins de chances d’avoir un garçon. Cette baisse de la fertilité a donc exacerbé le besoin de sélectionner les naissances car les familles veulent être sûres d’avoir au moins un fils: on assiste au passage du « quantitatif » au « qualitatif ».
La pression familiale exercée sur les mères
Alors que la maîtrise de la procréation permet normalement d’améliorer le statut des femmes qui peuvent ainsi s’émanciper et s’extraire « de leur rôle visible, et parfois exclusif, d’épouse et de mère », comme l’explique la démographe Isabelle Attané, en Inde elle a accentué la domination masculine en permettant une véritable instrumentalisation des corps des femmes par les hommes. Elles sont soumises à une forte pression de la part de leur mari et de leur belle-famille pour mettre au monde un fils, et peuvent être contraintes par la force d’avorter si le fœtus se révèle être féminin. La pression familiale est telle que les mères n’osent pas se rebeller, préférant tuer leurs filles que de subir des représailles (elles peuvent être répudiées par leur mari ou même être assassinées). Ashish Bose parle ainsi de « fondamentalisme démographique » pour définir cette pression sociale sans limites exercée sur les mères.
Des médecins peu scrupuleux
Certains médecins prétendent ainsi « rendre service » aux femmes, en pratiquant l’avortement sélectif, car de cette manière, ils les protègent des potentielles représailles dont elles pourraient être victimes. Néanmoins, qu’on ne s’y méprenne pas, la véritable raison est d’ordre pécuniaire puisque l’IVG est devenu rapidement un marché clandestin lucratif qui génère un chiffre d’affaires annuel de plus de trente-trois millions de roupies (l’équivalent de 645 000 euros). Il y aurait ainsi, dans toute l’Inde, trente à quarante mille cliniques privées enregistrées officiellement proposant leur package échographie/avortement à coup de slogans tels que « payez aujourd’hui 500 roupies et vous économiserez 50 000 roupies demain.». Mais on estime qu’il y en aurait officieusement plus du double. La ville de Bangalore compte, à elle seule, plus de sept cents établissements d’échographies.
Des conséquences désastreuses
Ce phénomène entraîne bien évidemment des conséquences démographiques, sociales et économiques lourdes. Les présents recensements, ont un impact indéniable sur la dynamique des populations indiennes. Le manque de femmes devient de plus en plus important, or qui dit moins de femmes, dit mathématiquement moins d’enfants donc décélération de la croissance démographique. On estime qu’en Inde, les hommes seront en supériorité numérique pour au moins deux générations et qu’ils devraient être trente millions de trop d’ici une dizaine d’années.
En outre, ce manque de femmes entraîne des transformations au niveau des structures familiales indiennes. Car si elles sont moins nombreuses, les hommes peineront à trouver des épouses et seront contraints de rester célibataires. Or, la famille est au centre de la société indienne et comme l’explique Bénédicte Manier, « pour une grande majorité d’indiens, l’idée d’être toujours célibataire et sans enfant une fois passé la trentaine est inconcevable. » Ce phénomène est pourtant déjà perceptible dans certains villages du Nord de l’Inde qui regroupent des centaines d’hommes célibataires que l’on surnomme les « bachelors land ». Ce sont ces mêmes villages qui se vantaient quelques années auparavant de ne pas voir naître de filles, qui assistent aujourd’hui impuissants aux conséquences de l’élimination massive du sexe féminin. Les plus riches d’entre eux parviennent à acheter des femmes, souvent mineures, pour des sommes dérisoires là où ils en trouvent, dans d’autres régions pauvres de l’Inde (dans le Bihar et le sud de l’Inde) ou dans les pays limitrophes (au Népal, au Sri Lanka, au Bengladesh ou en Birmanie). Il faut satisfaire ce trop plein d’hommes, et certains frères n’hésitent pas à se partager la même femme en recourant à la polyandrie. Se met alors progressivement en place un trafic géant de femmes réduites au statut de marchandises. Dans l’Haryana, il est coutume de dire qu’une femme achetée revient moins cher qu’un buffle. « Etre plus rare n’implique donc pas forcément de devenir plus précieux », comme l’affirme Bénédicte Manier. En effet, les femmes sont au contraire de plus en plus soumises aux violences (hausse des crimes, viols collectifs, enlèvements, prostitution, suicide…).
Les actions du Gouvernement et de la société civile indienne
Dans son discours officiel lors de la célébration du 63e anniversaire de l’Indépendance de l’Inde, en août 2009, le Premier Ministre Manmohan Singh affichait un ton ferme devant la foule en affirmant que le foeticide féminin était devenu « une honte » nationale et que le Gouvernement s’engageait à prendre les mesures nécessaires pour éradiquer ce nouveau fléau. Ce dernier a effectivement mis en place, ces vingt dernières années, toute une série de lois et de mesures visant à condamner la sélection des naissances.
Le PCPNDT Act
L’avortement est légal depuis 1971, mais face au détournement de la technique pour la sélection du genre, les autorités locales et nationales ont fait voter le PCPNDT Act (Pre-Conception and Pre-Natal Diagnostic Techniques Act) en 1994 qui interdit aux médecins de révéler le sexe du fœtus aux futurs parents. La loi oblige ainsi les cliniques privées et les hôpitaux publics à déclarer et à enregistrer les machines d’échographie, ainsi qu’à remplir un formulaire détaillé en cas d’avortement. Seulement, la loi de 1994 est apparue tardivement, quinze après l’apparition de l’échographie en Inde. En 2003, elle a été amendée grâce à l’intervention de deux ONG indiennes (CEHAT à Mumbai et MASUM à Pune) et de l’activiste Sabu George afin de la renforcer et d’alourdir les peines. Les médecins risquent désormais jusqu’à six ans de prison, la suspension de leur licence et la fermeture de leur clinique. Une autorité centrale a également été créée, la Central Supervisory Board, afin de vérifier la déclaration de tous les appareils d’échographies et d’organiser ponctuellement des « raids » dans les centres hospitaliers.
Malgré toutes ces mesures, certains dénoncent l’inefficacité de ces lois qui ne sont pas appliquées correctement. En effet, les médecins exercent le plus souvent en toute impunité puisque seulement une cinquantaine de plaintes ont été recensées jusqu’alors, et quelques peines ont été données mais elles restent insuffisantes pour être dissuasives. Il n’est pas rare de voir une nouvelle clinique s’ouvrir avec le même médecin condamné sous un autre nom, en attente d’un procès.
La société civile en action
Face à la méfiance envers la politique du Gouvernement, de nombreux contrepoids ont émergé de la société civile : des journalistes, des leaders religieux, des travailleurs sociaux et même des médecins pour travailler ensemble à l’abolition de la sélection des naissances. En plus du secteur associatif qui joue un rôle crucial de sensibilisation, les médias sont devenus essentiels pour le relais de l’information. Ainsi, certains journalistes en ont même fait leur principal objet de recherches. La brigade anti-foeticide en est l’exemple le plus probant. Créée à Jaipur par Meena Sharma et Shripal Shaktawat, elle a parcouru 13 000 km, sillonné 36 villes et a testé au hasard 140 cliniques et hôpitaux en caméra cachée. Le résultat est effrayant : 80% des gynécologues sont prêts à pratiquer l’avortement. Les quinze épisodes de leur travail d’investigation ont été diffusés dans soixante six pays. Shripal Shaktawat affirme que grâce à cela « les médecins font attention maintenant. Ils savent qu’une femme enceinte qui vient consulter peut avoir une caméra cachée. Grâce à nos opérations au point mené par Meena, on a obligé les médecins à prendre conscience du déséquilibre démographique. On est très satisfaits d’avoir éveillé les consciences sur ce problème. On est prêts à fournir toutes les preuves devant une Cour de justice pour prouver que ces médecins prennent de l’argent pour tuer les petites filles dans le ventre de leurs mères. »[11]
Cette volonté de dévoiler la réalité au grand jour se retrouve même sur les plateaux télévisés avec le tout récent talk show « Satyamev Jayate ! » (« que la vérité éclate! ») présenté par Aamir Khan, célèbre acteur bollywoodien. En effet, le six mai dernier, l’acteur proposait un tout nouveau programme choc visant à s’attaquer aux tabous de la société indienne, commençant par le foeticide féminin, dans son premier épisode.[12]Quatre cent millions de téléspectateurs (soit un indien sur trois) étaient ainsi postés devant leur télévision sur ce jour là.
Margot Varlez.
Pour en savoir plus
Sources
MANIER Bénédicte, Quand les femmes auront disparu, La Découverte, Paris, 2008.
[1] SEN Amartya, « More than hundred millions women are missing », The New York Review of Books, 1990.
[2] PISON Gilles, « Moins de naissances mais un garçon à tout prix : l’avortement sélectif des filles en Asie », Populations et Sociétés, n°404, INED, Paris, 2004.
[3] ATTANE Isabelle, « L’Asie manque de femmes », Le Monde diplomatique, juillet 2006.
[4]L’Inde présente un taux de répartition entre les sexes chez les enfants parmi les plus dégradés au monde, et le nombre de naissances non déclarées le plus élevé selon le Rapport final d’activités de l’ONG PLAN juin 2008.
[5] Selon les récentes estimations de l’ONU, l’Inde deviendrait d’ici 2035 le pays le plus peuplé au monde, devançant ainsi la Chine.http://esa.un.org/unpp
[6] Chiffres officiels issus du dernier recensement de 2011 : http://www.census2011.co.in/sexratio.php
[7] Z.GUILMOTO Christophe, Sex imbalances at birth: current trends, consequences and policy implications, Rapport soumis à l’UNFPA Asia & Pacific Regional Office, Thailand, 2012.
[8] Citation extraite de l’ouvrage de FOISSY Marie, Déesse ou esclave ? Femmes hindoues de l’Inde rurale, Atlantica, Biarritz, 2008.
[9] D’après les différents rapports d’Amnesty International, d’UNICEF et de Human Rights Watch, les violences domestiques et les agressions sexuelles sont très répandues en Inde au point d’atteindre un niveau quasi épidémique : 18 000 femmes sont violées chaque année et plus de 175 000 sont victimes de violences diverses. La plupart n’osant pas porter plainte, on estime que ce chiffre ne représenterait que 10% du nombre réel de crimes commis en Inde contre les femmes.
[11]Témoignage extrait du documentaire sur Arte http://www.dailymotion.com/video/x8zkwl_infanticide-foeticide-en-inde-docum_webcam#.UMXr1uTAdk0
[12]http://www.leparisien.fr/tv/videos-l-emission-qui-bouscule-l-inde-09-07-2012-2083291.php