Philosophe, Pierre Lévy a déjà collaboré à cette publication au cours des années 2000-2001, il préparait alors un rapport sur la cyberdémocratie pour la cellule de prospective de la Commission européenne. L’entretien qu’il nous avait alors accordé reste plus que jamais d’actualité. Nous le republions donc.
Quelles sont les conditions de la démocratie dans le cyberespace ?
Aujourd’hui comme hier tout se passe comme si en refusant des majorités nettes à leurs élus, le peuple plaçait ses gouvernants en situation de leur rendre des comptes. Les élections présidentielles (NDLR. Celle de 2000 aux USA) où l’on recompte les votes jusqu’à ne plus soif, révèle à l’extrême « l’indécidabilité » d’un système politique qui, ayant descendu à ce niveau de détails, ne parvient plus à départager le gagnant du perdant. C’est le principe d’incertitude d’Heisenberg appliqué à la politique. D’où à mes yeux, la nécessité de passer d’une politique molaire, essentiellement axée sur des orientation de masse, à une politique que je qualifierais de moléculaire.
Qu’est-ce qu’une politique moléculaire ?
C’est une politique qui serait organisée non par parti mais par problèmes. Exemple : je pourrais appuyer la politique de Bush en matière d’éducation mais non sa position sur la peine de mort… Ce qui est absurde aujourd’hui, c’est de devoir choisir en bloc candidat, parti, programme… alors que la complexité de la vie contemporaine invite à un découpage de la réalité par problèmes.
Ne craignez-vous pas de favoriser par ce biais un système de lobbying politique ?
Le lobbying existe depuis toujours et s’organise autour des élus dès leur accession au pouvoir. Il ne participe d’aucune délibération mais d’un rapport de force. La démocratie à mes yeux n’est pas un système mais un effort constant pour permettre aux citoyens de partager le pouvoir mais surtout de les faire accéder à l’élaboration de la loi commune. C’est un processus très long qui a franchi, au fil des siècles, des étapes essentielles marquées par l’innovation technique. L’invention de l’alphabet, de l’imprimerie, de la grande presse, de la radio et de la télévision ont tour à tour contribué à modifier et élargir l’espace public. Avec le web, nous franchissons une étape cruciale grâce à le multiplication de communautés virtuelles, de forum de discussion… Une démocratie où tous les citoyens sont branchés sur internet permet un degré de participation démocratique à nulle autre pareille. Attendons-nous dans les années qui viennent à un bouleversement des nos institutions politiques.
Quel en serait le déclic ?
Plusieurs facteurs de changement concourent à cette diversification fractale de l’espace public. Le premier réside dans l’approfondissement de la vie locale par le biais de villes numériques où la commune organise la mise en réseau des services municipaux comme des commerces de proximité sur son territoire. En France, des communes comme Parthenay ou Issy-les-Moulineaux marquent le pas. Les NTIC ne sont pas étrangères non plus à la manière de prodiguer les services aux citoyens : le e-gouvernement. Plus simples, plus transparentes, plus accessibles, plus exhaustives, les relations de l’Etat à l’égard de ses administrés change qualitativement et ceci est aussi en définitive un changement politique. Mais le facteur le plus intéressant à mes yeux c’est l’émergence d’agoras virtuelles. Confiné pour le moment aux USA, ce phénomène prend la forme d’entreprises commerciales qui, par le biais du web, structurent l’espace politique par problèmes justement. Ainsi sur un thème donné (environnemental, fiscal…) on pourra trouver sur le même site non seulement les pour et les contre mais aussi toutes les ressources requises pour approfondir le sujet (liens hypertextes sur sites, documents, liste de diffusion, débats…). Mieux encore, l’internaute dispose des moyens d’actions pour intervenir directement (pétitions auprès des représentants politiques, organisations de forum de discussion…) Ce type d’outil constitue une réelle innovation historique : il n’existait pas il y a deux ans.
N’y a-t-il pas un danger que cette initiative soit le fait d’une entreprise commerciale ?
En tout état de cause, l’Etat ne peut le piloter. Pourquoi ? Parce qu’il serait juge et parti dans la mesure où il exprime l’opinion d’un parti politique au pouvoir. Il ne peut être non plus l’initiative d’une association sans but lucratif car celle-ci défend surtout une idée. Il n’est pas impertinent de savoir que grassroots.com par exemple, la plus connue de ces agoras, est appuyé conjointement par le parti républicain et le parti démocrate.
Mais alors les partis politiques n’auront plus leur raisons d’être ?
Ne sautons pas trop vite aux conclusions. La réalité est complexe et il faut du temps pour intégrer ces changements rapides qui sont autant d’étapes vers le vote par internet. Ces facteurs qui se superposent et retissent autrement le lien social en l’amplifiant vont rendre transparents l’exercice du pouvoir démocratique. Il est évident que l’avènement d’une démocratie généralisée et en ligne où l’on votera autant pour élire son représentant que pour des référendums communaux, régionaux et nationaux, implique l’invention de nouveaux dispositifs démocratique. Vaste mais excitant chantier.
Est-ce le coup de grâce de l’état -nation ?
L’Etat-nation est une invention relativement récente. C’est l’imprimerie au XVIe siècle qui l’a impulsé en créant une opinion publique et un espace de délibération à l’échelle d’un territoire dit « national » . Or, comme l’imprimé a déterminé l’état-nation, de même le cyberespace façonne le nouvel espace politique planétaire dont on peut raisonnablement penser qu’il sera réalité à l’horizon 2050. Naturellement il y encore des pays où le taux de connexion est quasi inexistant. Je pense au Pakistan. Avec moins de 1%. Par contre la Chine a un taux de connexion en hausse fulgurante. Mais ailleurs le processus va bon train et, s’il est surtout accentué dans les pays occidentaux, il est inéluctable partout … Ce qui me conduit à affirmer qu’un pays dont 25% de sa population est branché sur internet, est à terme immunisé contre une dictature….
Verrons alors la montée en puissance de la multicitoyenneté ?
Absolument. Dans la perspective d’une politique mondialisée, notre identité en tant que planétaire sera déterminée par notre degré de participation aux communautés virtuelles spirituelles, professionnelles, sociales… Le dérèglement climatique est bon exemple d’un problème qui nous concerne tous et dont la délibération devrait impliquer non seulement les états, les experts, les ONG mais les citoyens de base. Par le biais d’une agora consacrée à la question climatique, le citoyen ordinaire pourra faire entendre sa voix et son poids directement auprès des sociétés les plus pollueuses en se manifestant là où cela fait le plus mal : leur portefeuille. Car la régulation de la biosphère demeure le grand enjeu de l’humanité en ce début de siècle. Désormais nous sommes responsables non seulement de notre espèce mais aussi de l’avenir de la vie en elle-même. On ne peut plus feindre de croire que seule la nature peut la réguler. La bioéthique est bien l’enjeu politique et métapolitique de la cyberdémocratie.